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"Tous les espaces qui ont été colonisés ont assujetti le corps des femmes"

Tamara Al Saadi
Entretien

Après La Place, le spectacle sur l’exil qu’on a pu voir à L’Idéal, quelle a été la nécessité qui vous a conduite à écrire Istiqlal ?

Tamara El Saadi.

 

-Ma Grand-mère ! Parce qu’elle m’a très peu parlé de son passé. Cela fait des années que je regroupe des images et des souvenirs qu’elle laisse échapper de l’immense forteresse de sa pudeur. Je me suis demandé à quel point ma démarche était en fait très brutale (…) Je pense qu’Il y a une forme de romantisation de la jeunesse à connaître la vérité sur ses origines : c’est comme s’il y avait une injonction pour les générations qui nous ont précédés à répondre. Parce qu’a priori, ils ont tout mal fait et que nous, on a juste des problèmes existentiels… J’exagère mais je me suis demandé en quoi mon droit à savoir serait plus légitime que son droit à se taire... Et je me suis dit mais dans ce cas-là, comment on fait pour exister ? 
Qu'est-ce que je fais de ces silences ? Comment ces deux générations peuvent-elles se tresser ensemble et éventuellement se réparer ?
C’est cette question-là qui a ouvert l’écriture d’Istiqlal.

 

 

Est-ce à dire qu’il s’agit d’un récit autobiographique ?

 

Contrairement à Place, Istiqlal n'est pas autobiographique mais l’histoire est très inspirée d’une traversée personnelle par le fait que le personnage principal est une  jeune femme racisée, qu’on voit grandir avec cette intersectionnalité, et de quelle manière celle-ci est reçue en France et dans un pays occidental. Et disons que le miroir de ce qu’elle est, et de son héritage, se joue dans la relation amoureuse avec Julien. Un garçon franco-français qui aspire à être reporter de guerre. C’est dans l'interaction entre ces deux personnages - qui sont un peu une métaphore entre l'Orient et l'Occident-  qu’éclatent les silences pour les deux. Il se joue des choses dans le miroir, ce qu’il représente l’un pour l'autre et c’est un prétexte au déroulement de l'histoire et de la découverte de l’héritage de Leïla. Une découverte pour les spectateurs, vu qu’elle n’en sait rien : ses fantômes vivent avec elle mais elle ne les connaît pas. Nous, on les connaît en tant que spectateurs mais elle ne les connaîtra pas. Ça permet de dessiner ce qui se joue dans les silences de sa maman et pourquoi elle est obsédée par çà. C’est une sorte de mise en traduction de ce qui ne se dit pas …

Par ailleurs, et c'est important, j’ai fait des études de sciences politiques et mon projet de master portait sur l’idée suivante : En quoi les frontières sont des fictions sociales et en quoi nos corps sont porteurs de frontières politiques ? Je ne sais pas pourquoi mais cette idée m’obsède. Tous les espaces qui ont été colonisés, toutes les croisades pour assujettir une terre ont assujetti le corps des femmes, ça va ensemble. C'est comme s'il y avait une superposition des fertilités : la terre qui est fertile et les ventres. Et quand on brise un peuple, on brise une culture, on le brise à travers le féminin, on brise le corps des femmes. Je pense que c'est l'une des premières armes du colonialisme, un des premiers héritages dont on est porteuses en tant que femmes racisées aussi.
Et cet héritage se joue encore dans des interactions contemporaines, dans les intentions collectives et nourrissent aussi beaucoup l’orientalisme.

 

 

C'est-à-dire que ce silence, est aussi celui que ces femmes ont pu avoir face aux colonisateurs ?

On découvre au début de la pièce ce qui a précédé l’existence de Leila : un viol commis par un soldat anglais sur l’une de ses arrière- arrière- grand-mère  et comment cet endroit de viol a généré toute la suite de l’histoire. Et comment il y a eu comme une alliance des patriarcats : elle est violée par un soldat anglais, tombe enceinte, est forcée à se marier pour préserver l’honneur de la famille. Donc elle ne cesse de subir des violences patriarcales. Il y a comme une forme d’alliance autour de cette première violence finalement. Puisqu’au lieu de dénoncer le violeur, on essaye de planquer la violée.   Cette cohésion inconsciente par ces appareils oppressifs font que les femmes deviennent porteuses de plus en plus de traumas, et donc de plus en plus de secrets et donc de plus en plus de silences. Des silences qui conduisent à ce que cette jeune génération, celle d'une femme qui est en fait très libérée et dont la maman a voulu couper l’histoire pour préserver sa fille, continue à être porteuse de ces traumas jusque dans son corps.

 

 

 

Et donc au plateau, on voit ce jeune couple amoureux, mais comment représentez-vous ces fantômes ?

J’ai une horde de grand-mères qui se balade avec Leila, on est neuf au plateau !
Il y a un personnage imaginaire et des fantômes, aux costumes très marqués, qui sont ses grands-mères passées. On comprend au début de l’histoire qu’elles poussent à la rencontre de Leila avec Julien. Je pars de cette expression : « il n’y a pas de hasard » alors dans ce cas qui gère tout ça ?…
Je me suis raconté que c’était des fantômes qui ont agi cette rencontre pour amener Leïla à se délivrer et à comprendre quelque chose à travers cette histoire. Le procédé est un peu le même que dans Place avec des personnages qu’on voit, qu’on ne voit pas. J’ai amplifié le dispositif, on a des fantômes qu’elle ne voit pas… Sauf qu’elle parle à un personnage qui communique avec les fantômes et qui est la seule personne qu’elle voit et c’est l’enfant qu’elle aurait voulu avoir… En fait, depuis qu’elle est petite elle parle avec la fille qu’elle pense qu’elle aura quand elle sera grande…. Et à la fin, elle se rend compte qu’elle ne veut pas être maman, pas à ce moment-là de sa vie en tout cas, alors elle se sépare de la personne qu’elle aime le plus dans sa tête. Tout ça est mené pour qu’elle s’affranchisse….

 

 

Pour raconter cette histoire, avez-vous soutenu votre mise en scène avec un accompagnement sonore, musical, vidéo ?

 

On a fait un travail sonore colossal avec le créateur son Fabio Meschini. La musique est d'autant plus importante qu’elle accompagne des moments chorégraphiés. Julien est photo reporter mais je ne voulais pas représenter des photos au plateau ; alors les photos sont des moments dansés, traduites par le mouvement…. 
Il y a aussi des conceptions sonores avec des textes qui accompagnent l’histoire du début à la fin….
Il y a aussi une création vidéo assez fine parce que je voulais l'apparition des langues sur scène, que l’on voit l’entremêlement des deux langues, le français, l’arabe. Et puis aussi l’anglais, car on suit Leïla de jeune adolescente à jeune femme un peu assise dans sa vie et on comprend qu’elle est devenue traductrice. Donc l’endroit de la traduction et du mélange des langues est tissé durant tout le spectacle. Il y a des entremêlements partout car dans la traversée de Leïla, il y a des histoires qui concernent ma propre famille et aussi des entretiens que j'ai faits avec d'autres personnes. Tout ça très mélangé. À un moment donné on entend un entretien avec une très vieille dame qui est ma grand-mère qui décrit le jour de son mariage et sa robe de mariée, sa coiffure et comment elle a été conduite à être mariée. La costumière a reproduit à l'identique la robe de mariée qui a donc été portée par l'actrice dans l'histoire. Il y a un jeu d’aller-retour entre des choses qui semblent être réelles et qui sont en fait déportées dans la fiction.

 

 

Propos recueillis par le Théâtre du Nord  en mai 2023

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