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Synopsis de la pièce

À propos

Cinq femmes dans la maison, vers la fin de l’été, de la fin de l’après-midi au matin encore du lendemain, lorsque la fraîcheur sera revenue et que la nuit et ses démons se seront éloignés.

 

Cinq femmes et un jeune homme revenu de tout, revenu de ses guerres et de ses batailles, enfin rentré à la maison, posé là, dans la maison, maintenant, épuisé par la route et la vie, endormi paisiblement ou mourant, rien d’autre, revenu à son point de départ pour y mourir.

 

Il est dans sa chambre, cette chambre où il vivait lorsqu’il était enfant, adolescent, où il vivait avant de les quitter brutalement, il est dans sa chambre, c’est là qu’il est revenu se reposer, mourir, possible, achever sa route, son errance.

 

Elles tournent autour de ce jeune homme dans son lit. Elles le protègent et se rassurent aussi les unes et les autres. Elles le soignent et écoutent sa respiration, elles marchent à pas lents, elles chuchotent leur propre histoire, cette absence d’histoire qu’elles vivent depuis qu’il les quitta et son histoire à lui, sa longue balade à travers le monde, sa fuite sans but et sans raison.

 

C’est une lente pavane des femmes autour du lit d’un jeune homme endormi.

 

Le sourd ballet des filles et leurs éclats parfois, leurs haines rentrées qui explosent soudain, les cris et les chuchotements, le règlement des comptes et les derniers déchirements avant l’apaisement définitif, désespéré.

 

On lutte une fois encore, la dernière, à se partager les dépouilles de l’amour, on s’arrache la tendresse exclu­sive. On voudrait bien savoir.

 

Elles l’attendaient, longtemps déjà, des années, toujours la même histoire, et jamais elles ne pensaient le revoir vivant, elles se désespéraient de jamais avoir de nouvelles de lui, aucune lettre, cartes postales pas plus, jamais, aucun signe qui puisse rassurer ou définitivement faire renoncer à l’attente.

 

Aujourd’hui, est-ce que enfin, elles vont obtenir quelques paroles, la vie qu’elles rêvèrent, avoir la vérité ? Il est capable aussi de dormir toujours, de s’éteindre sans plus jamais leur parler, les laisser à leur folie.

(...)

La première femme, la deuxième femme, la troisième femme, la quatrième et la cinquième, toutes semblables, toutes sensiblement du même âge, habillées à l’identique, le même tissu sur la tête, cachant le visage, la même couleur pâle, comme les murs, comme la lumière de cette fin d’après-midi.

 

Les servantes ou les nonnes.

 

Des infirmières, oui, bien sûr, des infirmières comme il en est dans les rêves ou les femmes silencieuses et paisibles chargées de la toilette des Morts.

 

Les sœurs d’un jeune frère éternellement sur les routes, parti parce qu’il en avait le droit ou la nécessité - un homme qui ne quitterait pas son pays avant trente ans ne le quittera plus jamais — ou enfui, évadé de ce monde-là où rien ne bouge, égaré loin d’elles, chassé par un père terrible et ayant attendu qu’il disparaisse enfin pour pouvoir revenir, ou tout simplement, le plus simplement du monde, rejetant la vie qu’on voulait pour lui, la refu­sant, niant la famille, les haïssant sans qu’elles veuillent l’admettre, sans qu’elles puissent seulement l’imaginer.

 

Les sœurs et les épouses et les mères encore, et les amantes qu’on oublia et celles qu’on ne voulait pas voir, dont on ne voulait pas comprendre le désir et qui atten­dent, qui promirent d’attendre et qui le firent, au-delà du raisonnable, qui détruisirent leurs vies, leurs pauvres vies inutiles, à ne rien faire d’autres qu’attendre, en vain, sans autre raison que surveiller la vallée, la route qui descend vers la vallée et dont on perd peu à peu la trace, Là-bas, dans le recoin d’un bois, les Folles et les Idiotes, les éternelles fiancées dans leurs petites robes du dimanche, les épousées fanées de la vie, celles-là qui pensent que le Temps peut s’immobiliser et qu’on peut retrouver la vie et l’amour tels qu’on les abandonna.

 

Elles n’ont pas de nom, toutes les mêmes, les Filles, rien d’autre, jamais personne ne les appelle, et entre elles, jamais elles ne se nomment. La Plus Vieille ou la Plus Jeune, la Plus Grande, la Grosse, la Maigre, Celle-là aux Cheveux Longs ou la Triste, la Douce ou la Rieuse, encore, Celle-là qui Rit Toujours.

 

Et le Jeune Homme, dans son petit lit en fer, son petit lit d’enfant, le Jeune Homme dort, jamais on entend le son de sa voix. Quand elles le lavent, quand elles le portent, l’habillent, le déshabillent, il ne dit pas un mot, mort, possible, cadavre ou dans son rêve et refusant d’en sortir.

 

Le Jeune Homme et rien d’autre, pas de nom, possible, inutile.

 

Le Fils, le Frère, le Petit-Fils, ce qu’on veut, sans impor­tance. Juste un corps fragile dont enfin, elles pourraient s’occuper. Leur chose à elles aussi quand on y songe.

 

Le Jeune Monsieur, notre Jeune Monsieur, dit la servante, l’esclave, notre Jeune Monsieur comme on le dit parfois des héritiers mâles dans ces pays-là.

 

Ou encore, elles peuvent être le détour d’une phrase, le jeu des mots, Louise, Hélène, Solange, Béatrice et Anne, comme dans les films. Jeu chorégraphique et variations sourdes dans la maison familiale.

 

S’appeler aussi Électre, Chrysothémis, Iphigénie, Clytemnestre et la femme captive, la Troyenne.

 

Et le jeune homme. Oreste. Possible aussi. Sûrement. On fera ça, au détour d'une phrase, on fera ça.

 

Et encore, c’est pareil, toujours pareil, Olga, Macha, Irina et Natalia Ivanova, celle-là qu’on n’aime pas, et la vieille Anfissa, épuisée par le labeur. Toutes les cinq à regarder la vallée qui conduit vers Moscou, et à se déchirer le naufrage un peu minable d’un frère au costume trop large. Et cela aussi, dans un autre moment...

 

Et les sœurs anglaises, les Brontë, à se jeter les romans à la tête, la névrose dans la lande et le frère, dévoré par la folie, la dégénérescence du corps et de l’âme, le poids trop lourd qu’on voulut lui faire porter, le frère idéal endormi dans sa petite chambre du haut, celle sous les toits, dominant la vallée, toujours la même histoire, l’ai dit déjà.

 

(...)

La Mère.

 

Et la Mère de la Mère encore, possible, plus vieille, l’éternelle servante.

 

Et les Deux Sœurs Aînées, sans qu’on sache trop laquelle des deux est plus aînée que l’autre, les Deux Grandes, toutes les deux toujours à se manger la tête, à se dévorer les souvenirs, à se voler l’amour disparu, à se refaire l’histoire, se rejouer le Monde. A s’arracher la dépouille et le corps et à faire surenchère de douleur et à se battre pour un mot et à se serrer pourtant chacune l’une l’autredans leurs bras lorsque la peur les prend.

 

L’Epouse et la Bien-Aimée, ne se lâchant jamais l’une l’autre. Jumelles, celles-ci.

 

Et la Sœur Cadette, la petite ou la bossue, la Toute-Laide, dont on ne sait jamais trop si elle est idiote ou définitive­ment triste, celle-là, l’Égarée, la Plus Jeune qui tourne en rond en chantant sa berceuse imbécile, la Dansottante sur un pied, et pas le bon, et à contretemps et en se tenant seule, dans son étreinte inutile.

 

Celle-là qui pousse des cris quand toutes, elles se battent. Elle monte sur une chaise et elle gueule comme un animal pour exciter la bagarre. Celle-là qui se prend des gifles quand elle rigole.

 

On ne sait trop ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, ce qu’elle attend, ce qu’elle dira au Jeune Homme lorsqu’elle pourra lui parler, si elle peut lui parler, ce qu’elle lui dira avant qu’il ne meure, avant qu’il ne reparte. Elle vit sa vie, elle est là. Elle n’en pense pas moins.

 

(...)

Elles ressassent.

 

C’est comme une chanson, de longues déclarations l’une à l’autre, le secret de leurs vies, leur légende patiemment construite. Elles se la jouent pour elles-mêmes.

 

Il y a de longues plaintes. Des colères. Et de très courtes scènes, infimes, deux ou trois mots, comme à peine, un trait à l’encre, une ou deux notes. 

 

 

J.-L. L., avril 1994