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Quatre questions à l’auteur, Arne Lygre

Entretien

Daniel Loayza : Nous pour un moment porte en norvégien un titre très différent – et difficile à traduire en français. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

 

Arne Lygre : Le titre norvégien original, La deg være, se laisse traduire en anglais assez directement par Let you be [« te laisser être », « te laisser exister »]. C’est une variation sur l’expression plus couramment employée la meg være, littéralement « laisse-moi être », qui signifie souvent qu’une personne veut qu’on la laisse seule, qu’on ne la dérange pas. Mon titre a quelques-unes des mêmes connotations : je vais te laisser tranquille, je vais te laisser seul.e, je vais te laisser être comme tu es, je vais t’épargner. Être en relation avec quelqu’un qui est capable de pitié. Ou, au contraire, qui refuse cette pitié – ne pas te laisser être, ne pas te laisser seul.e, ne pas t’épargner. Le titre français est davantage lié à la dimension structurelle de la pièce, qui présente les personnages comme des variations de différents types – ami.e.s, connaissances, inconnu.e.s ou ennemi.e.s, termes qui caractérisent différents degrés de relation –, et avec la façon dont les personnages entrent et sortent du flux de l’existence des uns et des autres pour un temps plus ou moins long.

 

 

D. L. : Vous êtes aussi romancier. Est-ce que votre pratique du roman influence votre écriture dramatique ? Est-elle aussi influencée par le cinéma ?

 

A. L. : C’est un peu difficile de répondre à cette question pour le moment, car cela fait longtemps que je n’ai pas écrit de roman. Dans les années 2000, j’ai plus ou moins alterné entre roman et théâtre, mais après Je disparais en 2011, l’écriture dramatique a pris le dessus, et du coup, je n’ai pas eu le temps de faire autre chose. Je suis un écrivain plutôt lent, il me faut environ deux ans, parfois un peu plus, pour finir une pièce. Cela dit, je crois que les romans que j’ai écrits ont profondément influencé mon écriture dramatique à l’époque. On doit user du langage autrement quand on entreprend d’écrire dans un autre genre, et ces expériences finissent toujours par diffuser dans le reste de votre travail. Mais on peut dire aussi que chacune des pièces que j’ai écrites a influencé la suivante. J’aime voir une connexion d’une pièce à l’autre en termes à la fois de langage, de structure et de thèmes. Et le fait est que je pense à écrire d’autres romans. Je ne dirais pas que le cinéma ait une forte influence sur mon écriture dramatique. Bien sûr je peux vivre de grandes expériences en regardant un film, mais du strict point de vue de l’écriture, je suis souvent un peu déçu. C’est comme si l’écriture pour le cinéma était chargée de trop de conventions et de règles que très peu de gens sont capables de remettre en question – une sensation qu’il y a trop de voix qui se mêlent et influent sur l’état final du scénario proprement dit. Tel film peut avoir des qualités cinématographiques et des détails d’écriture extraordinaires, avec des répliques, des scènes, un thème, l’essence de ce que le scénario veut raconter, mais quand on en vient à la structure narrative, elle donne très souvent l’impression d’être réglementée d’une façon qui ne m’inspire pas tellement.

 

 

D. L. : La composition de votre pièce semble soumise à une structure rigoureuse, et donne en même temps le sentiment d’une grande liberté, notamment dans les glissements d’espaces et de temporalité : comment voyez-vous ce paradoxe ?

 

A. L. : Je suppose que cela tient au langage lui-même, à la manière dont lecteurs et spectateurs font l’expérience des scènes et des différents moments de la pièce à travers la voix de l’auteur. Pour moi, la structure est importante. Elle peut être rigoureuse, et les éléments formels de l’écriture peuvent être fortement marqués, mais il faut qu’elle soit ressentie comme nécessaire, comme une façon de mettre en relief l’essence de la pièce, et peut-être de révéler quelque chose qui n’aurait pu être montré d’aucune autre façon. C’est le cas dans Nous pour un moment, où je pense que la trajectoire de la pièce, qui va de personnages dans des relations proches vers des personnages dans des relations de plus en plus distantes, donne un contexte plus large à chacune des rencontres individuelles.

 

                    

D. L. : Votre écriture dramatique a une qualité analytique, presque clinique. Vous approchez par exemple les personnages à travers des cadres ou des catégories relationnelles nettement définis (“ami.e” vs “ennemi.e”) ; dans Rien de moi, un personnage était même une sorte de nœud ou de carrefour relationnel, et cette “personne” prenait plusieurs identités différentes par rapport au personnage qui s’adressait à elle. Est-ce que cette espèce de “géométrie” – ou peut-être faudrait-il parler d’algèbre, ou de combinatoire – est un choix stylistique conscient, ou est-ce qu’elle s’enracine dans la façon dont vous percevez et/ou comprenez les choses ?

 

A. L. : Il s’agit clairement d’un choix stylistique. Et je crois qu’il va de pair avec la question précédente de la structure. Pour moi, chaque pièce commence avec l’image mentale d’une ou de plusieurs personnes dans une situation, quelques répliques dans un monologue ou un dialogue, quelque chose qui m’accroche et me fait suivre cette piste. Mais en général le texte ne se développe pas vraiment tant que ces pensées et ces répliques ne se relient pas à une idée structurelle. Dans Rien de moi, j’avais un personnage, “Une personne”, qui assumait trois identités différentes – mère de la femme, mère de l’homme et fils de la femme – dans une section centrale de la pièce. Quand j’ai commencé à travailler sur Nous pour un moment, j’ai voulu pousser plus loin l’exploration de cette forme structurelle, et j’ai eu cette idée d’un voyage à travers beaucoup de personnages différents, avec des noms de personnages tels que “Une personne”, “Un.e ami.e”, “Une connaissance”, “Un.e inconnu.e”, “Un ennemi.e”, où ils ont tous, les uns avec les autres, le niveau relationnel spécifique qui est impliqué par leur nom. Qu’est-ce qu’un.e ami.e, ou un.e inconnu.e, ou un.e ennemi.e ? Et qui pourrait correspondre à cette description à tel moment donné ? J’ai donc choisi d’utiliser les personnages d’une manière qui est essentielle pour la structure de la pièce ou pour certains éléments formels qu’elle contient. Chacun de ces personnages a aussi des identités différentes : le premier ami devient un deuxième ami, la première connaissance devient une deuxième connaissance, et ainsi de suite. J’ai donc voulu nommer les personnages de façon à mettre cela en évidence. Mais cela ne veut pas dire que je voie le monde comme cela – que je perçoive autrui comme étant tel ou tel dans ce genre de catégories.
La vie c’est la vie, et l’art c’est l’art.

 

Propos recueillis par Daniel Loayza, octobre 2016