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Note d'intention

"C'était en mars, pendant la crise sanitaire, pendant le confinement. Plus de la moitié des êtres humains de notre terre étaient, comme moi, enfermés chez eux, emmurés volontaires, sans limite de durée, terrifiés par la mort, la maladie.

 

Et j’ai décidé du prochain spectacle que je devrais faire. Je me suis demandé : quelle histoire aurai-je vraiment besoin de raconter dans les théâtres du monde d’après. Et quelles histoires nos spectateurs auront envie de venir écouter.

 

J'ai pensé aux artistes qui commenceraient leurs répétitions avec un texte ou un sujet choisi avant la crise sanitaire, avant l’expérience du confinement, et qui ressentiraient peut-être, en les redécouvrant, ce que l'on ressent en lisant une lettre envoyée d’une autre époque, qui se serait perdue longtemps, avant d’être enfin remise à son destinataire.

 

A la radio, sur le web, dans les journaux, paraissaient les carnets de bords, intimes et quotidiens, d’artistes et de penseurs : des mots d’enfermement, leurs récits puissants de confinement. Mais j’éprouvais le besoin d’écouter, de lire d’autres mots, de me faire d’autres images. Des décors sans mur, des images sans cage, sans prisons, des mots pour sentir un goût de liberté et d’infini. J’ai cherché des récits d'évasion, de grands espaces, de paysages infinis à partager. Et j’ai découvert cette histoire, une histoire vraie car ce sont mes préférées :

 

 

C’est le samedi 20 août 1977, sur la base de lancement de Cap Kanaveral.

 

Un vaisseau spatial, amarré à une fusée Titan, décolle pour l'espace interstellaire.

 

Les astronomes l’ont appelé : Le Voyageur.

 

Fixé sur sa paroi extérieure, Voyageur emporte avec lui vers les étoiles un disque phonographique couvert d’or : notre message aux civilisations extra-terrestres.

 

 

Dans le disque, des êtres humains ont gravé 118 photographies prises sur la terre, leurs salutations en 55 langues, et celle chantée par une baleine à bosses, 27 musiques, et des sons enregistrés sur notre planète. Tout ce que l’on voulait alors pour témoigner du meilleur de notre espèce, et de notre terre. Et ces mots du président des États-Unis Jimmy Carter :

 

 

"Nous lançons ce disque dans le cosmos. Il est probable qu’il survive un milliard d’années dans notre futur. Parmi les 200 milliards d'étoiles de la Voie lactée, quelques-unes, peut-être plus, peuvent abriter des planètes habitées et des civilisations. Si une telle civilisation intercepte Voyager et peut comprendre les contenus enregistrés sur notre disque, voici notre message : Ceci est un présent d'un petit monde éloigné, un témoignage de nos sons, notre science, nos images, notre musique, nos pensées et nos sentiments. Nous tentons de survivre à notre époque pour pouvoir vivre dans la vôtre. Nous espérons qu'un jour, quand nous aurons résolu les problèmes qui nous font face, nous rejoindrons une communauté de civilisations galactiques. Cet enregistrement représente notre espoir et notre détermination."

 

 

Voyager a ainsi été lancé comme une bouteille à la mer dans l’immensité noire de l’univers à la rencontre de populations extra-terrestres.

 

Et parmi les musiques gravées sur le disque en or, Voyager emportait avec elle un enregistrement de 1927, une chanson blues de Blind Willie Johnson : "Dark was the night, cold was the ground" ("Sombre était la nuit, froide était la terre").

 

 

Blind Willie Johnson est mort de pneumonie à 40 ans, une nuit d'hiver de 1949, à Beaumont Texas, refusé à l'hôpital parce qu'il était noir, pauvre, et aveugle.

 

Willie est mort, à l'asphyxie, dans les ruines de sa maison qui avait brulée quelques jours avant, car il n’avait aucun autre endroit pour s’abriter, et dormir.

 

On a trouvé son corps, enveloppé dans des papiers journaux pour lui tenir chaud, sur un tas de couvertures encore trempées de pluie.

 

Le corps de Willie a été recouvert de terre sous une tombe sans nom, dans un terrain vague dont on avait fait un cimetière pour les noirs.

 

Mais en 2012, à bord de Voyager, la musique de Willie est entrée dans l'espace interstellaire, gravé sur un disque en or inoxydable.

 

Quand notre monde aura péri, bien après notre extinction, quand même notre soleil sera mort, il restera encore cette trace de nous, dans l'immensité de l'univers, pour témoigner de la meilleure part de notre étrange et fascinante espèce : la voix et la musique de Blind Willie Johnson, filant à 16km/seconde, dans un vaisseau spatial, parmi les galaxies.

 

 

Je voudrais que tous mes spectacles soient des monuments aux oubliés, aux abandonnés, aux sans-traces, à tous ceux que la Grande Histoire broie, puis efface, ceux qu’elle ne racontera jamais. Ces derniers dont je voudrais faire, le temps d’une représentation, les premiers.

 

Dans "Les Naufragés", c’était celle de Raymond, clochard qui se laissa mourir de froid et d’alcool, une nuit d’hiver, devant l’abri qui lui était ouvert, sa mort comme un cri de colère et de désespoir. Dans La Fin de l’Homme Rouge, c’étaient celles d'orphelins anonymes du socialisme, après la chute de l’Union Soviétique, effacés de la Grande Histoire, leurs rêves humiliés par les vainqueurs. Dans Mon traître, c’était celle d’un damné, traître à la cause irlandaise, enterré dans la honte, et oublié à jamais.

 

Willie Johnson était un misérable du Texas, descendant d’esclaves, orphelin de mère, prêcheur évangéliste et bluesman, rendu aveugle à l’âge de 7 ans par sa belle-mère qui lui jeta une poignée de lessive au visage et brûla ses deux yeux, mort pauvre, anonyme, mais devenu ambassadeur intergalactique de l'Humanité, et dont la voix et la musique, qu'il avait appris à jouer sur une guitare fabriquée avec des boîtes à cigares, résonneront à jamais dans les poussières cosmiques et les particules interstellaires : « Sombre était la nuit, froide était la terre… »

 

Je ferai de son histoire un spectacle à ma façon.

 

Nous voyagerons du Texas des années 20, jusqu'au lancement de Voyageur.

 

Nous marcherons dans les cimetières noirs abandonnés avant de rejoindre l’espace interstellaire.

 

Pour que la voix de Willie, et celle de tous les sans voix, résonnent dans nos théâtres."

 

Emmanuel Meirieu

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