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Note d'intention

de Marie-Christine Soma
À propos

Genèse

 

Il y a peu, je n’avais encore jamais lu les livres de Tristan Garcia, j’étais, comme on dit, passée à côté. Et puis récemment, plusieurs années après sa sortie, le hasard a mis 7 sur ma route. 7 est à la fois un ensemble de nouvelles et un roman qui se construit au fur à mesure de la lecture des différentes parties qui le composent. C’est un objet étrange, naïf et troublant, sensuel et théorique, où la fiction, avec une sincérité étonnante, une forme de jubilation aussi, tente d’arracher des bribes du réel et de les tenir devant nous. On y sent la présence discrète, vigilante et malicieuse de l’auteur, quelqu’un qui pense et tente envers et contre tout, malgré son intelligence, de garder un regard simple, à la fois joyeux et mélancolique vis-à-vis du monde qu’il habite.

 

Joyeux et mélancolique, ce sont les mots qui me restent, l’univers de Tristan Garcia - philosophe et romancier - danse entre ces deux pôles.

 

Il ne s’agira pas ici de se lancer dans l’adaptation de la totalité de 7, ni d’embrasser tout le dispositif littéraire mis en œuvre par Tristan Garcia, mais de tracer un chemin dans la septième et dernière partie, de la faire tourner entre nos doigts comme une pierre précieuse et d’en voir scintiller toutes les facettes.

 

La Septième est une histoire d’immortalité et de recommencement : à 7 ans un enfant dont nous ne connaîtrons jamais le nom se met à saigner. Cette forme de stigmate le désigne comme immortel. C’est un être humain ordinaire à qui incombe un devenir extraordinaire. À chaque nouvelle naissance, ce personnage garde en mémoire tous les évènements de ses vies précédentes.

 

Chaque existence a ses constantes : les protagonistes et le déroulé global du contexte ; et ses différences : le parcours et les choix du narrateur, et l’éventuelle influence de ses actes sur le contexte politique qui l’entoure.

 

À chaque fois, avec la conscience et la mémoire d’un adulte, il doit retraverser toutes les étapes de la vie, l’enfance, l’adolescence, la maturité… À chaque fois se pose la question du sens à donner à l’existence en cours. Chaque existence est une forme d’hypothèse.

Chaque étape un défi pour l’imagination.

 

La Septième est aussi l’histoire d’un amour fou, celui d’un immortel pour une mortelle, deux âmes sœurs qui cherchent l’une dans la lucidité, l’autre dans l’inconscience, comment « faire couple », comment être ensemble, comment se connaître vraiment, comment durer.

 

Le fantastique et la science-fiction sont des univers qui me sont assez étrangers, et pourtant, c’est bien là que Tristan Garcia m’entraîne.

 

Sous le couvert d’une langue très simple, et à partir d’une observation fine et lucide de la réalité, Tristan Garcia s’aventure sur ce terrain que beaucoup d’écrivains, Georges Orwell, Aldous Huxley, Orson Wells, Eugène Zamiatine, Ray Bradbury, Isaac Asimov, ont arpenté avant lui : comment parler du présent en se projetant dans une autre temporalité, comment enfreindre les règles de la physique, de la vraisemblance, de la logique pour observer d’un autre point de vue ce qui nous arrive, à nous humains du début du XXIè siècle ?

 

Comment faire un détour ?

 

Et, pour moi, précisément, comment considérer ce que ma génération a traversé, non seulement du point de vue subjectif, à l’aune d’une existence individuelle, mais avant tout d’un point de vue historique ? Comment et pourquoi sommes-nous arrivés là... à l’aveuglette, hypnotisés, fascinés par un présent en apparence toujours plus désirable, enivrés par toujours plus de liberté, absorbés par le fait de vivre totalement, intensément nos individualités ? Quelle bifurcation ai-je manqué, quel virage n’ai-je pas vu venir, et qu’est-ce qui porte à conséquence de l’accumulation de nos gestes quotidiens ?

 Comment avons-nous pu renoncer au politique, au « Nous », comment avons-nous pu croire à la fin de l’Histoire, car, sans caricaturer, et avec tout de même une conscience toujours active, nous y avons cru.

 

Comment voir ce que nous ne voyons pas lorsque nous sommes immergés dans l’existence ? Ce que nous avons laissé faire, ce qu’on nous a fait… ce que nous avons choisi, ce que nous avons laissé d’autres choisir pour nous, par indifférence, désir de conformisme… J’ai souvent l’impression qu’une très fine pellicule sépare notre quotidien sous haute sécurité de la catastrophe, il suffit d’un rien pour sentir cette frontière entre notre monde ordonnancé et le chaos vaciller. Pour notre génération, éduquée dans la proximité de la guerre de 39-45, avec pour impératif « Plus jamais ça », il est difficile de vivre avec cette sensation, d’en parler même… Elle contredit toutes les certitudes sur lesquelles nous nous sommes construits. On la refoule, pour continuer à avancer, car à la différence du héros de La Septième, nous n’avons qu’une vie.

Au centre de 7, il y a donc un homme qui ne peut pas mourir, qui, tout en se souvenant de tout, tel un Sisyphe poussant un rocher de plus en plus lourd, recommence inlassablement la même existence, et tente à chaque fois de trouver ou de donner un sens à ce miracle, à ce scandale.

 

Il y a l’oscillation du réel autour et à cause de cet homme.

 

Les années pourraient être les nôtres, entre 1970 et, disons, 2025. Nous sommes dans le 19è arrondissement de Paris, au parc de la Villette, à La Courneuve, à Aubervilliers, mais aussi sur les routes de campagne, dans l’est de la France, en Picardie, ou encore dans la ville fictive de Mornay. Tout est familier. Grande ville, périphéries, campagnes…
La Crise est partout, des territoires sont à l’abandon, des populations sont ignorées, bafouées...

 

Tout ce qui semblait solide il y a peu est devenu instable, friable, fragmenté.

 

Si nous pouvions avoir plusieurs vies, qu’en ferions-nous ? Que réparerions-nous ? Essaierions-nous d’amender le monde, de le rendre meilleur, d’agir ? Profiterions-nous égoïstement de notre savoir accumulé ? Aurions-nous un autre destin que lors du premier brouillon, et ce destin s’inscrirait-il dans un devenir commun ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ou ratée ?

 

Avec le recul, la connaissance, l’expérience, la lucidité, ferions-nous mieux ?

 

Le héros de La Septième, le narrateur, n’a pas de nom, nous savons tout de ses vies, mais pas son nom. Tel un Orphée descendant chez les Morts, il retraverse la vie pour sauver son Eurydice, qui a pour nom Hardy.

 

Paradoxalement, mon intérêt pour ce texte est lié fondamentalement à un acteur, Pierre-François Garel ; c’est pour lui, ou grâce à lui, que cette idée a commencé à naître dans mon esprit. Notre collaboration sur La Pomme dans le noir (créé en septembre 2017 à la MC93) fut si jouissive : sa capacité à se glisser dans l’univers de l’autre, à consentir, à se fondre dans des identités fluctuantes, sans volontarisme, qu’une fois ce spectacle terminé, je n’ai lu, je crois, que pour trouver un autre univers où poursuivre la rencontre, approfondir le travail. Pierre-François a une sorte de plasticité exceptionnelle, il peut laisser venir à lui de multiples visages.

 

Dans les sept vies que traverse le personnage de La Septième, se dessine aussi une sorte de métaphore du mystère de l’acteur. Tenter d’être autre chose que ce que l’on est, toucher du doigt et de l’âme les profondeurs auxquelles la raison nous fait échapper, oser ce qui nous semble inatteignable dans notre propre existence sont les défis de l’acteur, auxquels il est en quelque sorte condamné. Quel est son véritable « moi », lorsqu’il a endossé tant de rôles et d’existences ? Quelles sont les vies auxquelles il échappe en prenant les mots d’un autre ?

 

Nietzsche espérait que les hommes soient capables de vouloir que leur vie se répète indéfiniment à l’identique car c’était au fond la seule preuve que l’homme pouvait fournir de son amour de la vie.

 

Mais un homme est-il capable de vouloir cela ?

 

 

L’Invention de Morel

 

Avec La Septième, je souhaite poursuivre l’entrelacement du théâtre et du cinéma qui est l’une des caractéristiques de mon travail. Peut-être encore plus avec ce texte-là.

 

Le Narrateur est seul maître du texte, mais la récurrence des évènements de ses diverses existences appelle d’autres présences : Fran l’infirmier initiateur, et Hardy, la femme qu’il aime, et d’autres lieux que le plateau : l’hôpital du Val de Grâce, le parc de la Villette, la forêt de châtaigniers, la place de la République, Saint Erme, Mornay, le torrent et le petit pont romain… Ces lieux sont des repères intangibles de vie en vie, nous les connaissons ou nous les imaginons, leur impact poétique compte beaucoup dans l’écriture, et ils constituent pour nous une sorte de fil d’Ariane, des indices que nous avons plaisir à retrouver. Tristan Garcia est d’ailleurs un grand amateur de séries !

 

En rêvant sur La Septième, j’ai repensé à un autre livre, qui m’a longtemps accompagnée (et sans doute influencée aussi bien ma pratique de la lumière que celle de la mise en scène). L’Invention de Morel de Adolfo Bioy Casarès, où un fugitif arrivé sur une île inconnue, aperçoit tous les soirs des êtres qui semblent rejouer les mêmes scènes, découvre que ces présences ne sont pas réelles, sont des images enregistrées, et décide, parce qu’il est tombé amoureux d’une femme apparaissant parmi ces fantômes, de s’inscrire lui-même dans ces images générées par une machine, créée par un certain Morel dans le but de faire durer éternellement un moment heureux du passé.

 

À bien des titres, ce roman édité en 1940 a été précurseur de nos pratiques d’aujourd’hui : l’invention d’un dispositif qui par l’enregistrement, fonctionne comme un monde autonome, avec le caractère hypnotique d’un circuit fermé, et par la projection, comme la magie renouvelée d’hallucinations récurrentes. Nous connaissons intimement, dans nos corps et nos cerveaux, la tentation de nous absenter du monde réel dans la virtualité, grâce à l’interaction avec l’image, la mise en contact de mondes parallèles, et l’« auto-théâtre » auquel nous pouvons nous livrer sur les différents fils des réseaux sociaux : la réalité augmentée est à portée de main, et le désir d’éternité s’empare de nous tous, à travers avatars, doubles numériques, derrière lesquels la conscience peut se dérober.

 

Le dispositif scénique au cœur duquel l’acteur/narrateur de La Septième sera plongé, trouvera sa source dans les pistes imaginaires tracées par L’Invention de Morel. Que l’éternité ou l’immortalité soit vécue comme un miracle, un idéal, ou bien comme un cauchemar et comme un fardeau, il me semble que le dialogue entre ces deux œuvres est pertinent, fécond : le plaisir de voir ressurgir les figures des êtres aimés, la présence simultanée de l’enfance et de la vieillesse, l’expérience de la naissance et de la mort, le manège de tout ce qui se rejoue, les événements historiques, les manifestations, les anecdotes, toute cette mémoire accumulée (je pense à cet instant à Chris Marker et au premier DVD interactif Memory, mais aussi à La Jetée) invite à une mise en œuvre visuelle, un monde d’images autour du héros, monde d’images qu’il appelle, et auquel il est aliéné.

 

Dans L’Invention de Morel, au final le narrateur choisit entre la vie et son image, entre la conscience et la présence, entre l’éternité et le passager. Dans La Septième, Tristan Garcia, en philosophe, nous propose des pistes, des hypothèses, sur notre capacité à nous projeter dans des existences totalement différentes, et à en apprendre quelque chose ; il a aussi une immense confiance dans la fiction comme terrain d’émancipation et de connaissance.

 

À chaque fois que le narrateur naît, il lance un nouveau coup de dés de la pensée et offre une chance à l’infini du peut-être… À la contingence.

 

Dans chacune des sept vies, au hasard, un pari est joué, une hypothèse transcendantale est mise à l’épreuve et chaque faillite du cycle ne sanctionne que la beauté de la condition humaine affectée du « mode d’être du peut-être » du néant qui est aussi la condition de sa suprême dignité.

 

Marie-Christine Soma

le 6 mars 2019