accueil > Note d'intention

Note d'intention

Un conte noir, fantastique et politique, cruel et mordant, sur l’avènement et le maintien d’un « monstre » au pouvoir.

 

Schwartz a démarré sa carrière d’auteur avec plusieurs contes destinés aux enfants.

C’est en explorant et détournant ce genre qu’il va se distinguer dans la littérature dramatique de son temps et aboutir à l’écriture, pour la scène, de contes… pour adultes.

La structure et le symbolisme du conte, le merveilleux, le fantastique, et la fantaisie dans la forme sont alors mis au service de fables très politiques. Impossible de séparer ces pièces du contexte national et international dans lequel l’auteur les a composées.

Cependant, le procédé du conte, lui permet de contourner le contexte politique duquel émergent ses pièces (sans pour autant réussir à échapper à la censure) leur conférant une lecture universelle qui traverse le temps et l’espace. Si Le Dragon écrit en 1943 dénonce le national-socialisme allemand d'Hitler ainsi que la dictature stalinienne, c’est une pièce qui met en scène les mécanismes et les répercussions d’un régime autoritaire dans toutes les couches de la société.

 

« On ne raconte pas un conte pour dissimuler une signification, mais pour dévoiler, pour dire à pleine voix, de toutes ses forces, ce que l’on pense. » Evgueni Schwartz

 

Lancelot

« Ce dragon a rabougri votre âme, empoisonné votre sang et obscurci vos yeux »

 

Evgueni Schwartz ne se contente pas de distinguer le méchant et tyrannique Dragon du gentil et héroïque Lancelot. Car il y a beaucoup de monstres dans cette ville… et c’est toute une ménagerie que Schwartz déploie : serviteurs zélés, notables corrompus, habitants veules ou apathiques, courtisans décervelés, bourgeois à la pensée rance…

La pièce met à jour qu’un pouvoir, même quand il s’impose d’abord par la force des armes, ne peut dominer et exploiter durablement une société sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de ses membres.

 

Le dragon

« Je les ai mutilés selon mes besoins. L’âme humaine est vivace. Coupe le corps d’un homme en deux, il crève. Mais si tu lui taillades l’âme, il ne meurt pas. Il devient docile. »

 

Derrière le combat entre le monstre et le héros, c’est celui de la liberté face à la « servitude volontaire » qui se joue. Et si au terme d’un deuxième acte épique le dragon est vaincu, le libérateur succombe également. Cela aurait pu être la fin en demi-teinte de la pièce, mais Schwartz, ayant donné la mort à ces motifs de contes, délaisse le fantastique et poursuit son histoire politique avec les seuls personnages réels. Le monstre n’existe plus, mais la monstruosité persiste. Et change de visage, de méthode. Tout comme « l’héroïsme ». Schwartz met en lumière que la personnification de l’oppresseur ou du libérateur n’est que l’aspect visible de ces forces. Monstres et héros sont désormais confondus dans le grand tout humain. L’indistinction des monstres les rend plus sournois et dangereux, mais celle des héros met à jour la capacité de soulèvement par le discernement citoyen plutôt que la posture attentiste de la personne providentielle.

Les dernières pages du texte de Schwartz portent cet important éclairage politique mais atténué par le ré-emploi des motifs formels du conte : un « happy end » forcé et un effacement du personnage féminin derrière un pompeux « retour du héros ». Une adaptation de la fin du texte est donc en cours.

Parce qu’il traite d’un sujet éminemment politique, en jouant des registres et en usant des possibles du conte, Schwartz convoque une théâtralité foisonnante, surnaturelle, fantastique (un tapis volant, une « toque escamoteuse », un dragon à trois têtes, un chat qui parle…) Je trouve dans cette pièce les promesses du théâtre que je défends : une grande histoire, aux multiples résonances, pouvant être racontée par tout le potentiel d’une scène - large distribution, déploiement scénographique, effets magiques…

Fidèle à mes convictions d’un théâtre populaire, outil d’art pour la circulation de la pensée et la lecture du monde partagé, le désir de porter à la scène Le Dragon au sortir (on l’espère) de la crise sanitaire éprouvante que traverse le monde et en pleine période électorale en France, s’est mué en vibrante nécessité. 

 

Thomas Jolly