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Note d'intention

À propos

Nous aspirons tous à voir notre valeur reconnue de façon objective par les autres. Nous ne nous contentons pas d’être, nous voulons plus : la reconnaissance que cet être a de la valeur. Nous nous battons sans cesse pour la reconnaissance. Reste à savoir ce qui apparaît de ces moments où nous ne cherchons plus rien – ni le sens de la vie, ni le regard des autres. Où nous sommes enfin capables d’être au présent de nos vies. Platonov, homme dune trentaine dannées dresse le portrait de toute une génération qui se cherche.

 

La pièce, dont le titre serait plus justement traduit par « LEre des enfants sans père », inachevée immense, construite dans labsence de regard, brute, débarrassée du savoir-faire de lauteur confirmé que Tchekhov deviendra, gigantesque brouillon dont les absences et les aspérités sont au plus proche de la vie même, pose la question de lhéritage et du conditionnement. Monter cette pièce est un moyen de réfléchir collectivement aux âges de la vie comme une question contemporaine et à ce concept un peu flou de génération. Celle qui est la nôtre.

 

Platonov s’élève ici comme un esprit critique. Sur quels mensonges vivons-nous ? Les esprits critiques parviennent rarement à faire éclater les mensonges collectifs. Cela vaut aussi pour lhistoire intellectuelle. Qui a du boire la cigüe ? Lhomme qui a été condamné pour avoir corrompu la jeunesse dAthènes parce quil posait trop de questions... Pour Dostoievski « les peuples peuvent aller contre leurs intérêts rationnels juste pour le plaisir denvoyer balader le système. » Platonov est-il ainsi ? Ce type de classe moyenne devenu instituteur mais qui se rêvait ailleurs, plus grand... Ce qui mintéresse avec ce travail, cest également la question de lhospitalité et ainsi de la difficulté à faire entrer quelquun qui excède ses dimensions. Également la vulnérabilité et la capacité à agir. A lheure denterrer les morts et de réparer les vivants il est peut-être temps dagir en son nom ?

 

Platonov est le meilleur exemple de lincertitude de notre époque. Cest un homme qui travaille, relié au monde social, qui existe fortement par le regard des autres et de qui on attend beaucoup plus que ses capacités. Ce qui le mène à brûler volontairement et en pleine conscience une partie de son énergie vitale, sans rien attendre en échange, en pure perte. Pris dans un chaos quil ne peut pas prétendre ordonner, il court après sa mort comme la pièce vers sa fin. La pièce visionnaire de Tchekhov sur fond de fracture sociale annonce les prémisses de la révolution russe. Elle résonne évidemment aujourdhui encore. Nous qui vivons avec cette certitude que « ça ne va pas pouvoir continuer comme ça » dans un monde où lindividu ne semble avoir de valeur que face au marché. Chez Tchekhov les pauvres meurent ou disparaissent jetés dehors par la nouvelle bourgeoisie souveraine. Sil nous est imposé d’être responsables de nos vies cest une idée qui suppose que les êtres assumeraient totalement la responsabilité de leurs propres existences. Alors que faire des inégalités sociales ?

 

Mais malgré la profondeur politique de la pièce, dont il a été dit quelle aurait été censurée au temps de Tchekhov tant la charge accusatrice était présente, ce qui en fait sa grandeur cest labsence de paternalisme moralisateur. Tchekhov écrit dans une lettre quil aimerait dire aux spectateurs qui assistent à ses pièces : « voyez comme vous vivez mal ». Cest avec cette injonction qui ne sauve personne que notre travail commence, sagissant pour nous de traiter la violence des rapports humains et les verdicts sociaux comme un surgissement dans la pièce dans une approche sensible et intime.

 

 

Lorraine de Sagazan, Juin 2020