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Note d'intention

À propos

L’histoire de Barbe Bleue, on me l’a racontée quand j’étais petite. Je me revois dans un lit, la lumière est éteinte, la porte de ma chambre est ouverte et la lumière du couloir filtre au travers. Dans le couloir, il y a mon grand-père, assis sur une chaise, qui me raconte Barbe Bleue. J’ai le souvenir de sa voix qui ralentit en évoquant ces femmes assassinées et collectionnées dans un cabinet interdit, qu’on n’a pas le droit d’ouvrir. J’étais terrorisée, tellement que je ne pouvais plus fermer les yeux, parce que je ne comprenais pas cette histoire… Pourquoi ces femmes se sont-elles faites tuer, pourquoi ouvrent-elles la porte, méritent-elles de mourir pour ça ? Je me rappelle avoir fait des insomnies d’enfant.

 

On rencontre parfois des « Barbes Bleues » dans nos vies d’adulte. J’ai souhaité me servir de ce conte, de cette matière trouée pleine de mystère pour questionner nos imaginaires féminins. J’ai proposé à cinq comédiennes de travailler sur les béances ouvertes par ce texte, de sculpter avec leur propre imaginaire et leur propre sensibilité le témoignage possible d’une femme de Barbe Bleue. Ces cinq comédiennes, dont je connaissais déjà bien le travail pour les avoir déjà dirigées dans Les Reines de Normand Chaurette ont toutes une expressivité et un univers très singulier, elles nous font voyager dans des mondes différents ce qui donne au spectacle toute sa richesse, sa diversité, son équivocité.

 

J’ai puisé ma ligne dramaturgique dans les analyses de la psychanalyste Clarissa Pinkola Estes

(Femmes qui courent avec les loups), pour qui Barbe Bleue est une instance destructrice dans le psychisme féminin, un prédateur en nous qui nous force à jouer des rôles sociaux où l’on s’interdit par avance toute liberté. Une sorte de cerbère de l’auto-conditionnement. Barbe Bleue n’est donc pas présent sur notre scène, il est toujours joué par une des femmes. Chacune doit se défaire de « son » Barbe Bleue.

 

Je n’ai pas seulement voulu questionner la réalité de la domination masculine dans notre société, mais plutôt quelque chose de plus compliqué, de plus difficile à dire : en quoi cette figure inquiétante et dominatrice peut-elle nous attirer inconsciemment ? Qu’est ce qui fait que l’on accepte de jouer « la proie » ? En quoi la violence du désir est un subtil mélange de terreur et de jouissance ? Ce qui m’intéresse c’est la complexité singulière des désirs, l’étrangeté de ce mouvement qui fait qu’on joue une partition parfois contre nous-même.

 

Les Femme de Barbe Bleue, c’est pour nous, la mise en scène d’un combat libérateur, le long d’un chemin de questions difficiles à poser et de portes interdites : qu’y a-t-il derrière ces portes qu’on n’ose pas ouvrir ? Que sais-je que j’aimerais ne pas savoir ? Qu’est-ce qui de moi a été tué ou est en train d’agoniser ? « Chacune de ces questions est une clef, et il est probable que les réponses arriveront tâchées de sang » (Femme qui court avec les loups, C.Pinkola Estes). Derrière toute porte qu’on a peur d’ouvrir, toute question qu’on refuse de se poser, toute liberté à laquelle on accepte de renoncer, il y a un désir mort, une femme mise à mort par le prédateur en nous : La Barbe Bleue.

 

Lisa Guez