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Le projet

À propos

QUATUOR ODDITY

 

 

Notre projet est d’écrire une pièce de théâtre à quatre auteurs (Virginie Despentes, Anne Pauly, Paul B. Preciado et Julien Delmaire), puis de réfléchir ensemble à sa mise en scène. Chacun d’entre nous a une pratique de l’écriture solitaire, destinée à la publication et chacun d’entre nous a des pratiques de l’écriture dite ou lue sur scène.
Nous voulons mener l’expérience d’un texte élaboré en collaboration, et qui serait cosigné. Nous espérons que nos quatre modes de création, mis en commun, deviennent davantage que la simple somme de nos quatre voix - à la manière d’un groupe de musique dont les membres, à force de se voir pour répéter, finissent par trouver un son propre à ce groupe.
Il s’agit pour nous d’une expérience nouvelle. Nous voulons faire l’expérience du croisement, créer une identité carrefour, ouvrir nos identités à d’autres.

Il s’agira donc d’inventer les modalités d’une œuvre en co-écriture, d’abord par des lectures communes, puis par des résidences d’écriture et enfin par une réflexion de groupe sur la mise en scène. Nous inviterons les spectateurs à des rendez-vous réguliers tout au long du processus – sous forme de quatre cartes blanches organisées successivement par chacun d’entre nous, qui pourront prendre différentes formes – ateliers, lectures, compte-rendu du processus et des premières étapes de travail.

 

Des révolutions ont eu lieu


Préalablement à la première résidence d’écriture, nous avons choisi deux axes de réflexion, deux lignes de fuite et d’inspiration : « La Pensée du tremblement » du poète, romancier et philosophe du « Tout-Monde » Edouard Glissant, qu’il développe notamment dans son ouvrage La Cohée du Lamentin (éd. Gallimard, 2005) et les analyses proposées par la romancière et essayiste américaine Sarah Schulman dans son livre Le Conflit n’est pas une agression (éd. B42, 2021), au sujet de la souffrance, de la responsabilité collective et du devoir de réparation.

 

Nous n’aurons pas vraiment le choix des thèmes à traiter : l’histoire contemporaine les impose. Notre quête première est d’échapper au vacarme ambiant du « il n’y a pas d’alternative » et le seul horizon de gestion politique est le « Camp », sur fond d’ultra-libéralisme  – camp de réfugiés ou disciplinaire, d’internement ou de travail forcé, prison ou de rééducation, ou plus banalement aliénations quotidiennes, restrictions des libertés au nom de la sécurité, et réductions du champ des désirs et des possibles… 

 

Nous voulons comprendre (et contrairement à ce qu’affirment les chantres de la réaction, « comprendre » ne signifie pas justifier ou encore moins excuser) le succès des idéaux réactionnaires du capitalisme numérique et carcéral auprès de classes salariées et précaires qui n’ont aucun intérêt propre à défendre ces idéaux. Comprendre cet état de dépression nerveuse collective – cette situation dans laquelle toute solution positive est réfutée au profit d’une solution morbide.

 

Mais aussi nous voulons prendre acte de la force des mouvements de résistance, et rendre visible l’idée que ce mouvement réactionnaire est une réponse braquée à une réalité dont on parle peu : des révolutions ont eu lieu – queer, transféministes, transexuelles, féministes, décolonisatrices ; mais aussi des révolutions de production artistique car internet n’est pas seulement le brouhaha des réseaux sociaux, c’est aussi un vivier inédit de productions artistiques novatrices. Au moment où l’on nous dit : les montées des extrêmes droites sont inéluctables et désirées par tous – nous devons répondre les expériences que nous vivons aujourd’hui sont réelles et nous conviennent, nous ne reviendrons pas en arrière. Autrement dit : le patriarcat est agonisant, ce n’est pas parce qu’il éructe et gémit qu’il faut se démobiliser.

 

Pour comprendre et pour travailler, nous utiliserons d’une part la « pensée du tremblement » – qui invite à ne pas confondre instabilité et fatalité du désastre, mais au contraire à percevoir la fragilité comme une sensibilité accrue, et le déséquilibre comme une faille fertile. Et nous tenterons d'autre part, de designer de nouveaux outils de compréhension factuelle – ouvrir des horizons non dépressifs en élaborant des perceptions alternatives. Nous partirons peut-être de nos propres expériences, peut-être de textes théoriques, peut-être de situations de fiction. Éventuellement nous hybriderons le tout. Nous nous proposons de chercher ce qui tremble en nous, ce qui tremble entre nous et ce qui tremble autour de nous, tout en considérant le conflit comme inévitable, mais pouvant trouver des résolutions variées, sans raidissement, sans faire de caprice, sans appeler la police de la pensée à la première confrontation – penser le conflit comme l’expression d’un désir, c’est-à-dire se rendre disponible au frémissement d’un autre possible, d’une transformation des situations et des cadres de pensée. Trembler au sens de perdre ses limites, changer, muter – se confondre avec l’autre, sans pour autant se dissoudre, et se révéler au contact de son contraire.
Le tremblement s’oppose à la pureté, à ce qui est figé – c’est le contraire de ce qui est établi une fois pour toute, c’est l’incertitude féconde et le droit à l’opacité et dans un même mouvement, qui n’a rien de contradictoire, c’est l’ouverture d’une brèche à travers laquelle passe la lumière — ce qui est tremblé, c’est ce qui est vivant, ce qui se « créolise », se fluidifie, c’est ce qui est apte à survivre dans notre monde contemporain où objectivement : tout tremble. Ici le conflit est une discussion en cours, le frottement entre deux perceptions ou deux intérêts – il peut être un accident de formulation, quelque chose qui se calme après explication, mais il est souvent l’expression d’une rupture et cette rupture nous voudrions l’envisager comme une ouverture sur d’autres possibles, sans se figer sur l’idée que la pensée de l’autre est une menace intrinsèque à nos survies.

 

Sarah Schulman pose la question dans son livre : dans une époque de susceptibilité extrême, comment des gens qui sont incapables de dialoguer entre eux sur internet seraient capables d’ouvrir leurs pays à des réfugiés ? C’est-à-dire : de quelle appartenance politique peut-on se réclamer si toute différence, toute altérité ne trouve sa solution que dans l’annulation, la condamnation collective et l’annulation symbolique. L’histoire contemporaine impose ses thèmes : notre travail devra être à la fois un manifeste antifasciste et une invitation à créer de nouvelles modalités d’existence. Contrer les coups, frapper en retour et enfin proposer, rêver et créer. Entre le tremblement et le conflit comme une variante inéluctable des relations, nous envisageons de démontrer que le radicalisme, pour être un antifascisme conséquent, se doit d’être cool, au sens de à la coule, relax, fluide, prêt à la transformation, imaginatif et poétique, plein d’humour, poreux et malléable – dès lors qu’il s’agit d’être raide, d’être pur, de punir, de dénoncer, d’alerter les polices, d’enfermer, d’exclure, de s’en remettre à l’annulation de la parole de l’autre et à la prison, de ne comprendre que la violence pour obliger l’autre à se soumettre à une vision unique, il ne s’agit plus d’antifascisme radical, mais d’une modalité alternative de la même merde. Puisqu’ils nous veulent tristes et isolés, alors nous serons joyeux et solidaires.

 

Virginie Despentes

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