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"Le motif de l’épidémie en littérature est toujours une métaphore"

Tiphaine Raffier
Entretien

Jusqu’ici, vous avez écrit et mis en scène vos propres textes. Pourquoi avoir choisi de monter Némésis, un roman de Philip Roth?

C’est amusant, parce que cette question est précisément celle qui traverse toute l’œuvre: pourquoi les choses se passent comme elles se passent? Pourquoi fait-on tel choix et pas tel autre? Essayer de trouver une cohérence est vain, car un choix artistique est pétri de désordre et de contingence. J’ai d’abord choisi ce roman parce qu’il m’a bouleversée. L’épidémie de Covid était passée par là et, souvent, mes spectacles répondent à des questions qui se posent dans ma vie intime, à des périodes chaotiques. Cela dit, ce sont surtout la distance et les différences avec ce qu’on a vécu qui m’ont intéressée. Némésis parle d’une épidémie de poliomyélite en 1944 à Newark: si les effets d’une épidémie sont reconnaissables – nous sommes tous devenus experts en la matière –, ici l’expérience est aussi radicalement différente. Pour le dire autrement, Némésis n’est pas un spectacle sur le Covid. Le motif de l’épidémie en littérature est toujours une métaphore. Némésis s’inscrit dans le genre littéraire de l’uchronie : cette épidémie de 1944 n’a pas existé. La réponse des Hommes, mon précédent spectacle, montrait des personnages aux prises avec des dilemmes moraux à un moment donné de leur vie, mais sans jamais dire d’où ils venaient ni ce qu’ils allaient devenir. À l’inverse, l’art romanesque permet d’embrasser une vie dans sa durée. Ce qui m’a le plus intéressée dans le roman, c’est le caractère si particulier de son personnage principal, Bucky Cantor. À quel point sa vie pouvait être une métaphore à la fois de l’Amérique et de notre condition humaine.

 

 

Philip Roth est un auteur unanimement célébré. D’après vous, qu’est-ce qui fait la puissance de son écriture ?

Némésis est un roman à part. Son style est plus classique que dans le reste de l’œuvre, comme si l’écriture embrassait l’époque et la rigueur morale de son personnage principal. Et puis, c’est le dernier roman de Philip Roth, ce qui lui confère quelque chose de poignant. D’une certaine manière, il dit au revoir à la fiction et au revoir à sa virtuosité d’écrivain, celle de ses jeunes années ou de la trilogie américaine (Pastorale américaine ; J’ai épousé un communiste ; La Tache). Je ne peux m’empêcher en lisant la dernière scène de Némésis, c’est-à-dire la dernière page du 31e roman de Philip Roth, de voir à quel point le geste sportif et le geste littéraire sont mus par la même énergie : Arnold loue une dernière fois les prouesses sportives du jeune Bucky Cantor, un peu comme le vieux Roth se retourne sur ses jeunes années et admire la vigueur de l’auteur qu’il a été. Il me semble que c’est aussi cela Némésis, le point final d’un auteur sur son œuvre, sans regret. On retrouve aussi dans le roman tous les sujets chers à l’auteur, comme Newark, sa ville d’enfance qu’il a transformée en laboratoire des États-Unis. Je suis sensible à son approche anthropologique, sociale et historique des phénomènes. Il décrit ainsi à la fois un événement et le paysage mental d’un personnage. L’écriture de Philip Roth est très polysémique. On l’a vécu, une épidémie fait ressortir tous les travers, tous les inconscients, tout le cauchemar d’un pays. La montée des haines raciales, la fuite des plus riches, l’apparition de rumeurs comme une autre contagion, le rapport obsessionnel aux symptômes, la récupération de la crise à des fins mercantiles. Et puis la bifurcation des vies, parfois de façon radicale. Comme toujours, Philip Roth raconte le destin d’un homme pris dans une période historique particulière. Il y a énormément de strates dans ses œuvres, et en même temps, c’est du grand roman populaire. Il est toujours à hauteur d’homme. Il raconte une histoire. On épouse pleinement la vision d’un homme, en ce sens il y a une forme de solipsisme ; mais s’il y a de l’ironie, il n’y a jamais de jugement. C’est toute la singularité de son art romanesque. Ses associations d’idées font le malheur de la metteuse en scène que je suis, car ce n’est pas du tout du théâtre, et parfois il faut vraiment en passer par une transformation pour que ça le devienne.

 

 

Les dilemmes moraux de Bucky Cantor constituent le cœur du récit. Qu’est-ce qui vous a attiré chez ce personnage ?

Sa rigueur morale, et la foi qu’il place dans l’héroïsme, le mérite et la force physique. En un sens, Bucky Cantor voudrait correspondre à l’idéal masculin des temps passés. “Buck” signifie le “mâle”, mais Bucky s’appelle en réalité Eugène, et il est myope et réformé. Il est aussi juif en pleine Seconde Guerre mondiale, et issu d’un milieu défavorisé. L’intériorisation de ses complexes est profonde. Engagé par-dessus tout dans une quête de pureté, il rejette ses pulsions ou tente de les rationaliser, mais immanquablement il chute, car, à son grand désespoir, il n’est qu’un homme. Par son incapacité à accepter le manque de sens de nos vies, l’histoire de Bucky Cantor fait écho à la fois à la tragédie grecque et au mythe biblique de Job.

 

 

Bucky Cantor est perçu à travers une voix narrative qui n’apparaît que tardivement dans l’histoire…

Les dispositifs narratifs de Philip Roth font la saveur de chacun de ses romans. Parfois, comme ici, le lecteur est baladé ; on ne sait pas qui est le narrateur. Il arrive que celui-ci soit même mort, et parle depuis l’au-delà. Si la précision et le niveau de détail laissent penser que c’est la voix de Bucky Cantor qu’on entend, le narrateur est en réalité Arnold (ou Arnie) Mesnikoff, l’un des enfants du terrain de jeu dirigé par Bucky. C’est un personnage que l’on rencontre à peine, du moins jusqu’à la dernière partie. Cette voix narrative est bouleversante, parce qu’elle traduit un regard d’enfant. Depuis ce point de vue, Bucky devient une image d’Epinal : celle d’un pays et d’une époque. Plus l’histoire avance, plus il se désincarne et se statufie. À l’inverse, plus l’histoire avance, plus Arnold s’incarne et s’humanise.

 

 

Le titre du roman, Némésis, renvoie à la puissance vengeresse qui punit l’hybris dans la tragédie grecque, c’est-à-dire un orgueil démesuré et inacceptable de la part d’un mortel. Bucky Cantor est-il un héros tragique ?

Oui. C’est son rêve et son orgueil — mais la quête d’un absolu rend-il heureux ? Bucky a une façon imparable de transformer le banal en tragique, et le hasard en rétribution divine. Nos vies sont toutes faites de mises en récit. On cherche une logique pour donner du sens au chaos, à nos choix incohérents, à nos rencontres hasardeuses. « Némésis » désigne la déesse et le châtiment qui punit les hommes atteints d’hybris. C’est par exemple la déesse que priaient les gladiateurs avant d’entrer dans l’arène, pour être épargnés. Mais où se situe la démesure, la faute de Bucky Cantor ? Il y a là un point aveugle dans le roman, et tout l’intérêt de l’œuvre réside pour moi dans cette zone d’ombre. Il existe deux versions de l’histoire qui se contredisent, celle de Bucky et celle d’Arnold. Mais le roman offre aussi une multitude d’interprétations au sujet de Bucky et de sa « Némésis ». Essaye-t-il de conquérir une dignité face au scandale du Mal ? Son indignation, sa colère sont-elles saines ? Sa faute réside-t-elle dans son bonheur éhonté à Indian Hill, dans sa désertion ? Et comment définir son orgueil ? Est-ce le fait de vouloir être un héros, d’occuper une place centrale, ou d’être un « maniaque du pourquoi », comme le dit Arnold ? Comme Œdipe, Bucky fait partie de ces personnages aveuglés. Le motif de l’œil malade est présent dans la tragédie de Sophocle et dans le roman – en effet, Bucky est myope. Cela, et le fait que Bucky, d’une certaine manière, n’avance pas vers son destin mais vers une origine qui le détermine. Politiquement, c’est désespérant.

 

 

Bucky Cantor et ses jeunes élèves aux corps athlétiques et en apparence invincibles sont aussi l’incarnation d’une Amérique qui se croit toute puissante…

Les deux premières parties du roman se passent en 1944, c’est-à-dire à une époque où l’Amérique avait un surplomb moral sur le reste du monde. Ensuite, elle ne l’aura plus jamais, ce sera la fin du mirage. La troisième partie se passe en 1971, trois ans après les émeutes raciales de Newark. Dans Némésis, Bucky Cantor est l’incarnation de cette ville. Elle avait tout pour prospérer, mais elle s’est désindustrialisée, et a été viciée par la corruption et la drogue. Aujourd’hui, c’est une ville assez pauvre, qui de surcroît vit dans l’ombre de New York, à laquelle son nom fait bizarrement écho. En définitive, la naïveté et la chute de Bucky Cantor renvoient à celles de l’Amérique toute entière.

 

 

Bucky Cantor est obnubilé par ce qu’il interprète comme la cruauté et l’absence de Dieu. Pouvez-vous revenir sur la dimension biblique de l’histoire ?

Cette dimension est présente tout au long du spectacle, y compris dans sa structure. On commence au purgatoire : Newark pendant l’épidémie. Qui va être contaminé ? Qui va s’en sortir ? Dans la deuxième partie, il semblerait que Bucky atterrisse au paradis : Indian Hill, un camp de vacances dans les forêts de Pennsylvanie. Mais Philip Roth est très ironique et, par certains côtés, assez cruel. Dans la première partie, le Mal s’abat sur un monde qui n’est absolument pas préparé à ça. L’épidémie balaye d’un revers de main l’American Dream ; elle nous apprend que non, tout n’est pas dû au mérite, et que ce modèle comporte déjà un vice dans la forme. De même, Indian Hill est un endroit où la culpabilité n’existe pas, mais c’est un paradis précaire, fait d’illusions. Un paradis installé sur un sol jonché de cadavres d’Amérindiens. Philip Roth pose la question de la naïveté d’une époque et une autre, plus noire, que l’on pourrait résumer ainsi : peut-on construire une nation heureuse à partir d’un génocide ? L’enfer, c’est peut-être la troisième partie. Dans La Divine Comédie de Dante, l’enfer est un endroit d’immobilité. Le diable y est figé au centre. Dans la troisième partie, Bucky est un être moralement statufié, bloqué dans son histoire.

 

 

Vos spectacles et l’écriture de Philip Roth sont empreints d’une forte dimension cinématographique. Comment la caméra est-elle utilisée dans Némésis ?

Dans Némésis, la vidéo est une expérience mentale, elle épouse la subjectivité de Bucky. Elle nous permet de changer d’échelle. Pendant la pandémie, nous nous sommes tous mis à regarder les choses et les gens qui nous entouraient avec suspicion. Comment l’invisibilité du virus ou l’infiniment petit peut-il s’incarner ? Filmer un objet ne revient pas à filmer cet objet mais à filmer ce qui s’y cache, son potentiel danger mortel. La caméra cherche à incarner ce rapport obsessionnel, cette projection sur la matière potentiellement impure du monde. Dans la deuxième partie, la vidéo est la matrice de l’illusion. Elle montre à quel point l’Amérique a construit son histoire à travers le récit hollywoodien, en particulier vis-à-vis des Amérindiens, qui ont été exterminés ou parqués dans des camps. À quel point le cinéma a instrumentalisé et simplifié la diversité des cultures des peuples premiers.

 

 

Le spectacle adopte en partie la forme de la comédie musicale. Comment avez-vous pensé la place de la musique ?

Dans la première partie, la matière sonore connait des aléas, des déflagrations, elle est sans cesse dans une forme d’instabilité. C’est l’inverse dans la deuxième partie. Celle-ci m’a semblé tellement américaine que je l’ai immédiatement associée à la forme scénique la plus américaine possible : la comédie musicale. À Indian Hill, tout est extraordinaire : les couchers de soleil, le nuage de papillons, l’île déserte, la température de l’eau… Tout le monde est beau et déborde d’amour pour Bucky Cantor, les corps exultent, les enfants sont de vrais enfants (dans le sens où l’enfance n’est pas empêchée par l’apparition d’un virus). C’est le domaine de l’insouciance et de la légèreté retrouvées. Il nous fallait trouver une forme parfaitement gracieuse, ordonnée et mathématique, et la musique nous a donné la solution. Une partition de musique, c’est le contraire de l’aléa. Pour qu’une comédie musicale fonctionne, rien ne doit être laissé au hasard. En ce sens, par opposition à une première partie où l’aléa et la contingence font le malheur de Bucky Cantor, la comédie musicale me permet de mettre en scène un monde qui croit contrôler le hasard, et, au-delà, sa vie et son destin. Et puis, les premières comédies musicales de l’histoire du théâtre sont les tragédies grecques.

 

 

Depuis La réponse des Hommes, vous vous intéressez à des questions éthiques et morales. Qu’est-ce que vous souhaitez apporter aux spectateurs en traversant de telles questions ?

Il me semble qu’on n’a plus vraiment d’endroit pour se poser des questions morales sans être moralisateur. À mes yeux, le théâtre peut précisément être cet espace de liberté, un endroit où le risque est encore permis. Encore plus en compagnie de Philip Roth, dont les personnages ne se justifient jamais. Bucky Cantor est un homme broyé par son époque, et c’est à la fois cet homme et cette époque qui nous regardent. Une Amérique éternelle, naïve, binaire, qui n’a pas encore conscientisé son histoire ni exorcisé ses fantômes. Bucky non plus ne conscientise rien de sa naissance ou du système dont il est le pur produit. Roth a cette phrase à un moment : « On avait l’impression, à le voir, qu’il avait vécu sept mille années de honte ». Cette honte est évidemment religieuse, systémique, politique. Face à lui, Arnold est un modèle de résilience et un homme qui a accepté la loi du marché. Sur un plan plus intime, les destins contraires des deux hommes nous posent la question : pourquoi, quand on est frappé de malheur, certains s’en sortent tandis que d’autres ne se relèvent jamais ? Avec Bucky Cantor, nous errons dans la nostalgie du Newark des années 1940 : une Amérique triomphante, insouciante, et pour le moins orgueilleuse. Philip Roth lui aussi est un fantôme, qui nomme son dernier tour d’écriture Némésis. Après toutes ces années à tenter de décrire la singularité de quelques vies américaines, de quelques phénomènes, peut-être que le mot « Némésis » reste le dernier regard qu’il jette sur son pays. À moins qu’il ne parle de lui, et dans ce cas on prendra au pied de la lettre le dernier mot du roman : « invincible ».

 

 

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 23 janvier 2023 pour l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

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