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"C’est très important pour moi, de bien avoir sur le plateau des corps et les récits de notre monde d’aujourd’hui, et non des récits qui n’ont plus d’actualité"

Entretien avec Caroline Guiela Nguyen
Entretien

La première étape de votre processus de création consiste à aller collecter du matériau, puis à élaborer ce qu'on pourrait appeler le sous-texte des personnages. Cela vous rapprocherait de la démarche naturaliste d'un écrivain comme Zola et de Stanislavski pour ce qui est de la direction d'acteurs.
Vous sentez-vous dans cette lignée ?

Je ne connais pas vraiment la démarche de Stanislavski sinon que sa méthode a été beaucoup employée par des acteurs de cinéma.

En effet, ce qui m’intéresse dans le travail avec les acteurs c’est qu’il y ait quelque chose qui ressemble à un jeu cinématographique. J’ai envie qu’on y croie, j’ai besoin d’y croire. En fait, je cherche plutôt à capturer ce qui permet la croyance et ce n’est pas toujours naturaliste ou réaliste. Je cherche des choses qui me font croire que le personnage est en train de vivre. Il ne faut pas oublier que je travaille avec des comédiens amateurs et des comédiens professionnels.

Je ne demande pas aux comédiens amateurs de déclamer un texte ou de jouer la comédie, je leur demande de préserver leur rythme de parole, leur corps, de vraiment travailler à partir d’eux, non pas de façon autobiographique, mais avec leur façon de parler, de bouger, leur corps. Et les comédiens professionnels ont alors à faire, quand ils jouent, à des personnalités, à des gens qui ramènent à un ancrage très fort dans le réel, plutôt qu’à un jeu réaliste. C’est dans ce dialogue-là que s’inscrit ma direction d’acteurs.

 

 

Au début du travail, vous transmettez à vos acteurs une pochette contenant des photos et des textes, ainsi que des « règles du jeu ». Ces documents

servent à « stimuler leur errance ». Avez-vous une référence en la matière ?

Je fais référence à des artistes comme Sophie Calle, pour qui la question n’est pas tant celle du résultat que celle du processus, du procédé. La façon qu’a Sophie Calle de se mettre des contraintes dans le réel pour pouvoir mieux rencontrer ce réel, par les contraintes du jeu et de l’imaginaire, me parle beaucoup.

 

 

De même que vous avez établi des règles du jeu en amont de l'écriture, en avez-vous pour ce qui concerne le travail au plateau ?

Il n’y a pas de règle du jeu pour le travail au plateau. Avant de commencer le travail, j’ai écrit un livre, SAIGON – À L’ORIGINE, qui est une sorte de matière matricielle dans laquelle les comédiens et les artistes vont piocher pour improviser. Ces improvisations sont travaillées, retravaillées, pour aller dans le sens d’une dramaturgie, d’une émotion recherchée, d’une cohérence narrative. Ces improvisations sont filmées, puis je les réécris à partir des enregistrements, je les structure, je fais tout un travail de réécriture pour donner naissance à un texte. Le deuxième pan de ce travail au plateau concerne la mise en forme, le montage comme on dit au cinéma. On a plusieurs séquences, plusieurs histoires, plusieurs temporalités, qu’on va monter. Comment ça se passe quand on déplace une séquence avant une autre, quand on monte des groupes ? On cherche des lignes de tension.

 

 

Si le texte émane des comédiens lors des improvisations, comment prend-il forme ? Qui décide quand le texte est trouvé ?

C’est moi qui décide quand le texte est trouvé. La question de l’écriture m’appartient. Mais chacun a la responsabilité de faire naître l’écriture de son personnage, de trouver son personnage : comment il parle, quelles en sont les lignes. Moi je suis en face, je regarde, et je décide ce qui me paraît cohérent par rapport à un ensemble, parce que les comédiens sont en quelque sorte aveugles à ce qui arrivent à leurs partenaires dans d’autres scènes. Le but est de préserver la naïveté de leurs personnages. C’est pour cela qu’il faut éviter qu’il y ait une

trop grande conscience de la totalité chez les comédiens.

 

 

Comment avez-vous ajusté l'ensemble des scènes ? Quel type de montage a sous-tendu la construction de l'ensemble ?

On est parti de ce principe qu’on voulait une ligne de tension entre deux temps : 1956, l’année de la défaite de la France en Indochine et 1996, l’ouverture des frontières, quand le Vietnam invite ses expatriés à revenir. C’est de cela dont il a beaucoup été question dans le montage : comment on passe d’un espace à l’autre, et d’une époque à l’autre, alors qu’on reste dans le même restaurant…

 

 

La dimension foncièrement collective de votre travail n'est pas sans évoquer le travail d'Ariane Mnouchkine ou de Joël Pommerat. Quelle complicité vous lie à ces deux artistes ?

Ce sont des gens qui ont été très importants dans mon parcours. En les regardant

travailler, j’ai appris leur façon d’être au monde, une façon très poreuse. Quand je suis allée voir les spectacles de Joël Pommerat et d’Ariane Mnouchkine les premières fois, j’avais l’impression d’avoir d’autres corps, d’autres visages, et donc d’autres histoires, d’autres récits, et ça c’est quelque chose de très important pour moi, de bien avoir sur le plateau des corps et les récits de notre monde d’aujourd’hui, et non des récits qui n’ont plus d’actualité, qui sont en train de suffoquer, et qui n’ont donc plus de sens. Il faudrait réussir à se le dire que ça n’a plus de sens de continuer à monter certains textes aujourd’hui. Il faudrait qu’on arrive à ouvrir d’autres récits, d’autres paroles, et je pense que ça passe aussi beaucoup par les corps et les langues des comédiens qu’on a au plateau, par les paysages qu’ils ont. Je pense que le travail de Pommerat et de Mnouchkine dans cette recherche de fiction m’a beaucoup inspirée. Je n’ai pas de message. Je ne passe pas de message. D’ailleurs je fais du théâtre justement parce que je n’ai pas de message. Les gens passent leur vie à faire passer des messages, dans la politique, dans les médias. Je pense que la fonction de l’art n’est pas de faire passer un message, mais de créer des expériences de rencontres entre les gens qui sont sur la scène et ceux qui sont dans la salle.

J’ai envie de dire aux jeunes gens qui viendront voir le spectacle : « Venez exactement comme vous êtes, venez voir ces histoires et venez, vous, nous dire, après… »

 

 

Entretien réalisé en octobre 2017 pour le dossier pédagogique.

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