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"Mes spectacles sont des dramaturgies plurielles"

Entretien avec Alice Laloy
Entretien

Quel a été le cheminement qui vous a amenée à créer Pinocchio(live) ?

J’écris la plupart de mes spectacles à partir d’expérimentations.. Pour Pinocchio(live), tout est parti d’une commande photographique en 2014. Je venais de travailler, dans mes précé­dents spectacles, sur des marionnettes extrêmement réalistes et j’avais envie d’aller plus loin dans ma recherche : cette frontière étroite entre l’humain et l’objet, la vie et la mort, et sur le trouble qui en résulte. Naturellement, j’ai fait le lien avec le mythe de Pinocchio, ce pantin changé en petit garçon. Et c’est sur ce moment précis de la transformation, où on ne sait plus trop si on est face à un humain ou à une marionnette, que j’ai voulu me focaliser. J’ai donc cherché à transformer un corps d’enfant, en le maquillant intégralement, en accrochant des fils à ses articulations et en reprenant ce procédé théâtral, qui consiste à peindre des yeux sur des paupières fermées. La photo ainsi obtenue, Pinocchio 0.0, m’a surprise : à la place de l’enfant, quelque chose d’autre était apparu. J’ai alors eu envie de revivre l’expérience afin de mieux la comprendre. De 2014 à 2018, ce sont ainsi 70 photos que j’ai réalisées avec 70 enfants différents en France mais aussi en Mongolie, où je suis allée travailler avec de jeunes contorsionnistes pour développer ma recherche sur les corps désarticulés. Chaque fois, je re­vivais le même rituel : l’arrivée de l’enfant, sa transformation derrière Pinocchio, puis le temps de la photo et enfin celui d’une métamorphose en sens inverse lorsqu’il se démaquille… Avec le temps, je voyais les limites du travail photographique qui ne faisait que figer un résultat sans donner à voir le processus dans son ensemble. Je souhaitais aller plus loin. Cela signifiait pour moi de passer par le théâtre.

 

 

En tant qu’artiste marionnettiste, pourquoi vous confronter au mythe de Pinocchio ?

J’envisage la marionnette de manière assez large. C’est un objet formidablement complexe, magique, où se mêlent puissance de vie et puissance de mort – une puissance toute théâtrale. Et voir une marionnette s’animer est quelque chose de très fort, comme une naissance. Il était donc logique pour moi de me confronter au mythe de Pinocchio : le fantasme de la créa­tion est tout le temps présent dans le travail sur la marionnette. Mais plus qu’une réécriture, Pinocchio(live) est une extrapolation à partir d’un fragment du mythe. En se focalisant sur le moment de la transformation, il met en lumière le rapport à la fabrication, une dimension centrale de mon travail et qui n’est pas sans lien à mes yeux avec l’idée de bricoler le corps humain. Insuffler la vie à un objet, cela relève au fond du même principe que déshumaniser un corps : le chemin est inversé, mais la mécanique reste la même. En changeant les enfants en pantins, je ne fais donc que renverser le procédé du marionnettiste. Par ailleurs, j’ai voulu que dans Pinocchio(live) il n’y ait pas qu’un seul Pinocchio, mais tout un groupe sur le plateau. Cette démultiplication a aussitôt ouvert un imaginaire lié à la science-fiction. Je me suis alors repré­senté une société dystopique où les enfants seraient soumis à un rite de passage : comme dans une chaîne de fabrication, des marionnettistes les peignent au pistolet à compresseur, puis les habillent à l’identique pour les transformer en pantins uniformisés. Mais je ne voulais pas me limiter à ce cheminement. Il était important pour moi que les enfants se réapproprient par eux-mêmes leurs corps, après avoir été tributaires des adultes. D’où une deuxième transformation par le mouvement. 9

 

 

Pour Pinocchio(live), vous avez travaillé avec des enfants danseurs. Quelle est la place du corps et du mouvement dans ce spectacle ?

Il existe une grande affinité entre mon travail avec les objets et celui que je mène avec les corps. Dans les deux premiers temps de Pinocchio(live) c’est l’outil qui guide le geste. Il s’agit d’un processus clinique très maîtrisé, une méthode presque scientifique. Nous avons aussi joué avec la grammaire particulière du corps désarticulé, ce pour quoi j’ai invité deux contor­sionnistes à travailler avec nous. Mais pour la dernière transformation, où les enfants rede­viennent maîtres de leur mouvement, je voulais donner les moyens aux enfants d’exprimer par eux-mêmes l’expérience qu’ils traversent. C’est pourquoi j’ai souhaité entrer en discus­sion avec le vocabulaire de la danse, en faisant appel à ma soeur, la chorégraphe Cécile Laloy avec qui nous avons travaillé à l’écriture du réveil des enfants. J’ai aussi fait appel à Lise Pauton et à Lucille Chalopin, toutes deux contorsionnistes qui ont accompagné de leurs conseils avisés le travail sur la désarticulation des corps, de la transformation des pantins jusqu’au réveil des enfants. L’idée était d’écrire à partir de l’expérience vécue par les enfants : comment le fait d’avoir été manipulés pendant une trentaine de minutes, les yeux fermés, laisse-t-il une empreinte sur eux lorsqu’ils retrouvent le mouvement ? Cela n’est pas anodin, ils entrent dans un état qui modifie leur rapport à leur corps et qui évoque l’idée de transe. L’instinct de vie vient alors se réemparer d’eux par secousses, de manière assez crue, brusque, pure et sauvage. Un peu comme une naissance, il y a là quelque chose d’à la fois sublime et monstrueux

 

 

Comment décririez-vous la forme et l’écriture de ce spectacle sans paroles ?

Mes spectacles sont des dramaturgies plurielles où différents ingrédients viennent se su­perposer : les sons, les objets, le contexte… un peu comme une écriture symphonique, avec différentes partitions écrites sur un rapport horizontal. Le travail musical et sonore est d’ail­leurs central ici : c’est un personnage au sens plein, incarné par deux adolescents qui, munis de tambours et de percussions, jouent le rôle de maîtres d’oeuvre pour accompagner cette cérémonie de la transformation. Ils font le lien entre le public et la performance. Ensuite, c’est à eux de reconstruire un récit dans leur imaginaire. Car mon écriture est plus poétique que narrative – et cette part de poésie qui existe dans Pinocchio(live), je préfère ne pas l’expliquer, pour la laisser libre au spectateur.

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