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Guerre et tragédie

Les Phéniciennes
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Les Phéniciennes ont été écrites dans les dernières années du Ve siècle (vers 409 ou 407) : la Guerre du Péloponnèse – cette anti-guerre de Troie qui depuis plus de quarante ans saccageait la Grèce et, de proche en proche, tout l’ensemble du monde alors reconnu – n’était pas encore terminée. Il va de soi que nul n’en connaissait l’issue, mais ce qu’Euripide pressentait parfaitement, c’est qu’une telle guerre politique – c’est-à-dire le politique donnant inévitablement lieu à la guerre, ou même le politique comme la généralisation et l’accomplissement de la guerre – signifiait à terme le désastre, la fin d’un monde.

 

D’une certaine manière, nous en sommes encore là.

 

Pour la dernière fois se récapitule dans cette pièce le mythe tragique par excellence – et peut-être, si l’on en croit toute la philosophie d’Aristote à Hegel ou à Heidegger, le mythe fondateur de la Grèce elle-même : le mythe d’Œdipe. Et c’est un bilan : toute la légende, toute l’histoire, mais suspendue avant l’épisode mystique de Colone, arrêtée sur l’errance – « l’errance, dit Hölderlin, sous l’impensable ».

 

Toute l’histoire pour dire que rien ne peut préserver la cité – l’être-en-communauté – du déchainement politique et que c’est tout juste si le plus in (humain) des sacrifices peut la sauver, symboliquement, de la ruine totale.

 

Mais cette fois, à la différence de ce qui se passait chez Eschyle (Les Sept contre Thèbes) et Sophocle (les deux Œdipe, Antigone), les témoins, ce sont des femmes – et des femmes d’Orient –, comme si Euripide voulait rappeler les Grecs à leur origine et faire dire contre toute attente sur la scène athénienne : regardez, Grecs, ce que vous avez fait ; vous vous imaginiez sortis d’Orient mais vous n’êtes rien d’autre au fond que ces Barbares que vous avez voulu oublier en vous et que vous méprisiez en-dehors de vous. Et que ce discours soit tenu par des femmes – les premières exclues à l’intérieur de la cité même –, qu’Euripide, aussi bien, ait modifié la légende et fait en sorte que seules les femmes (et un enfant) tentent de s’opposer à la guerre civile, qu’est-ce que cela signifie, sinon que c’est du plus intime et du plus enfoui d’elle-même (de nous ?) que la Grèce vient là penser son échec et sa probable décomposition.

 

 

Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe

programme du TNS, 1982