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Extrait de la pièce

Avant-goût

SCENE 1

 

 Oloferno.                 Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d’actions horribles qu’on ne parle plus de celle-là, mais certes il n’y eut jamais événement plus sinistre et plus mystérieux.

 

Ascanio.                     Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.

 

Jeppo.                        Moi, je sais les faits, messeigneurs.

 

Gennaro.                   Ah ! Voilà Jeppo qui va nous conter des histoires ! -pour ma part, je n’écoute pas. Je suis déjà bien assez fatigué sans cela.

 

Jeppo.                        Ces choses-là ne t’intéressent pas, Gennaro .

 

Apostolo.                  C’est tout simple. Tu es un brave capitaine d’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais ni ton père ni ta mère.

 

Ascanio.                     On ne doute pas que tu ne sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée ; mais tout ce qu’on sait de ta noblesse, c’est que tu te bats comme un lion.

 

Maffio.                       Sur mon âme, nous sommes compagnons d’armes, et ce que nous disons n’est pas pour t’offenser. Tu m’as sauvé la vie à Rimini, je t’ai sauvé la vie à Vicence. Nous nous sommes juré de nous aider en périls comme en amour, de nous venger l’un l’autre quand besoin serait, de n’avoir pour ennemis, moi, que les tiens, toi, que les miens. Un astrologue nous a prédit que nous mourrions le même jour, et nous lui avons donné dix sequins d’or pour la prédiction. Nous ne sommes pas amis, nous sommes frères.

 

Apostolo.                  Mais enfin, tu as le bonheur de t’appeler simplement Gennaro.

 

Oloferno.                  De ne tenir à personne, de ne traîner après toi aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui s’attachent aux noms historiques.

 

Jeppo.                        Tu es heureux ! Que t’importe ce qui se passe et ce qui s’est passé, pourvu qu’il y ait toujours des hommes pour la guerre et des femmes pour le plaisir ?

 

Oloferno.                  Que te fait l’histoire des familles et des villes, à toi, enfant du drapeau, qui n’as ni ville ni famille ?

 

Ascanio.                     Nous, vois-tu, Gennaro ? C’est différent.

 

Apostolo.                  Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps.

                                     

Ascanio.                     Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies, et presque toutes nos familles saignent encore

 

Maffio.                       —dis-nous ce que tu sais, Jeppo.

 

Jeppo               Voici...

 

Gennaro.            Vous me réveillerez quand vous aurez fini.

 

Jeppo.         -c’est en quatorze cent quatre-vingt…

 

Gubetta.                    Quatre-vingt-dix-sept.

 

Jeppo.                        C’est juste. Quatre-vingt-dix-sept. Dans une certaine nuit d’un mercredi à un jeudi…

 

Gubetta.                    Non. D’un mardi à un mercredi.

 

Jeppo.                        Vous avez raison. -cette nuit donc, un batelier du Tibre, qui s’était couché dans son bateau, le long du bord, pour garder ses marchandises, vit quelque chose d’effrayant. Il pouvait être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir dans l’obscurité, deux hommes qui allaient à pied, de ça, de là comme inquiets ; après quoi il en parut deux autres ; et enfin trois ; en tout sept. Un seul était à cheval. Il faisait nuit noire. Les sept hommes s’approchèrent du bord de l’eau. Celui qui était monté tourna la croupe de son cheval du côté du Tibre, et alors le batelier vit distinctement sur cette croupe des jambes qui pendaient d’un côté, une tête et des bras de l’autre, -le cadavre d’un homme. Deux de ceux qui étaient à pied prirent le corps mort et le balancèrent au milieu du Tibre. Au moment où le cadavre frappa l’eau, le cavalier se retourna et vit quelque chose de noir qui flottait. Il demanda ce que c’était. On lui répondit : monseigneur, c’est le manteau de monseigneur qui est mort. Et quelqu’un de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui le fit enfoncer. Ceci fait, ils s’en allèrent tous. Voilà ce que vit le batelier.

 

Maffio.                       Une lugubre aventure ! Était-ce quelqu’un de considérable que ces hommes jetaient ainsi à l’eau ?

 

Apostolo.                  Ce cheval me fait un effet étrange ; l’assassin en selle, et le mort en croupe !

 

Gubetta.                    Sur ce cheval il y avait les deux frères.

 

Jeppo.                        Vous l’avez dit, Monsieur De Belverana. Le cadavre, c’était Jean Borgia ; le cavalier, c’était César Borgia.

 

Maffio.                       Famille de démons que ces Borgia !

 

Oloferno.                  Et dites, Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère ?

 

Jeppo.                        Je ne vous le dirai pas. La cause du meurtre est tellement abominable, que ce doit être un péché mortel d’en parler seulement.

 

Gubetta.                    Je vous le dirai, moi. César, cardinal de Valence, a tué Jean, duc de Gandia, parce que les deux frères aimaient la même femme.

 

Maffio.                       Et qui était cette femme ?

 

Gubetta,                   Leur sœur.

 

Apostolo.                  Assez, Monsieur De Belverana. Ne prononcez pas devant nous le nom de cette femme monstrueuse. Il n’est pas une de nos familles à laquelle elle n’ait fait quelque plaie profonde.

 

Maffio.                       Voilà un espagnol qui en sait plus long sur nos affaires que nous autres romains.

 

Ascanio.                     Je me méfie comme toi de ce Monsieur De Belverana ; il y a peut-être une chose dangereuse là-dessous.

 

Jeppo.                        Ah ! Messieurs, messieurs ! Dans quel temps sommes-nous ? Et connaissez-vous une créature humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains dans cette pauvre Italie avec les guerres, les pestes et les Borgia qu’il y a !

 

Apostolo.                  Quand partons-nous pour Ferrare ?

 

Oloferno.                  Après-demain.

 

Apostolo.                  Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ?

 

Maffio.                       Sans doute ! Gennaro et moi nous ne nous séparons jamais.

 

Ascanio.                     J’ai une observation importante à vous soumettre, messieurs ; c’est qu’on boit le vin d’Espagne sans nous.

 

Maffio.                       Rentrons au palais. -hé !—mais c’est qu’il s’est réellement endormi pendant votre histoire, Jeppo.

 

Jeppo.                        Qu’il dorme.