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Extrait de la pièce

À propos

L’odeur, je me souviens surtout de l’odeur, qui vous prend à la gorge, imprègne vos vêtements, une odeur d'aisselles et d’entrejambes, de pieds purulents qui ont pas été déchaussés depuis des semaines. Pendant quinze ans de ma vie je me suis intéressé aux clochards de Paris, je les ai suivis dans la rue, dans le métro, les centres d'hébergement, à l'hôpital. J'ai aidé à les soigner, je pense en avoir soulagé plusieurs, je sais n'en avoir guéri aucun. Je les ai haïs la plupart du temps. Ils puent. Ils puent la crasse et le mauvais vin, ils puent la haine et la rancœur. Ils se volent entre eux, ils terrorisent les plus faibles, ils guettent comme des rats le sommeil des autres pour leur voler une bouteille à moitié vide, ils violent leurs femmes, les prostituent pour de l’alcool ou des cigarettes, elles  protestent même pas, elles ricanent comme des sorcières avec des bouches édentées... Mais il n'y a pas eu que la haine ». C'est pour ça que je suis resté si longtemps à les regarder, à les écouter. C'est pour ça qu'il y a des jours où il me manque un peu. Ça fait 15 ans maintenant que je les ai quitté. Les souvenirs se bousculent, les morts, les vivants, les morts vivants, tous ceux que j’ai croisés, le temps d’un mot, d’un pansement, d’un comprimé, un repas chaud. Raymond. Raymond. Sa petite tête toute ronde, et son gros pif, son gros pif de Raymond.

 

J’ai commencé à côtoyer les clochards comme ethnographe, mon boulot c’était de mener sur le terrain une étude descriptive et analytique de cette population. J'ai décidé de me faire embarquer incognito avec les clochards pour passer une nuit à Nanterre, à l’hébergement d’urgence. Quand je dis Nanterre, en fait c’est le C.A.S.H. le Centre d'Accueil et de Soins Hospitaliers, à l’origine c’était une prison pour pauvres. On l'appelle aussi La Maison de Nanterre ou bien encore La Maison. La Maison. Elle comprend un centre d’accueil, une antenne médicale, l’hôpital Max-Fourestier et dernier maillon de la chaîne, un cimetière pour parer aux autres éventualités, 750 lits, personne a compté les tombes. J’ai 26 ans, c’est l’hiver 84, dans ma chambre de la Cité Universitaire, je prépare mes affaires pour la nuit…