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Henry VI, Acte I, Scène 1

Extrait

Premier Episode : « Le cercle dans l’eau »

 

 

TABLEAU 1

 

ENTRENT BEDFORD (REGENT DE FRANCE), GLOUCESTER, EXETER, LE CARDINAL BEAUFORT, WARWICK, DUC DE SOMERSET ET LA DUCHESSE DE GLOUCESTER.

 

 

BEDFORD :                   Tendez les cieux de noir. Jour, fais place à la nuit.

                                         Comètes, qui amenez les changements des époques et des Etats,

                                         Brandissez dans le ciel vos tresses de cristal

                                         Pour fouetter les mauvaises étoiles rebelles

                                         Qui ont conspiré à la mort d’Henry.

                                         Henry Cinq, trop illustre pour vivre longtemps !

                                         L’Angleterre n’a jamais perdu un roi d’une telle valeur.

 

 

GLOUCESTER :            L’Angleterre n’a jamais eu de roi avant lui.

                                         Il avait de la vertu, il méritait de commander.

                                         Son épée brandie aveuglait les hommes de ses rayons ;

                                         Ses bras s’ouvraient plus large que les ailes d’un dragon ;

                                         Ses yeux étincelants, remplis du feu de la colère,

                                         Eblouissaient et repoussaient ses ennemis bien plus

                                         Que le soleil de midi tombant férocement sur leurs visages.

                                         Que dire ? Ses exploits dépassent tout discours

                                         Il n’a jamais levé la main que pour vaincre.

 

EXETER :                        Notre deuil est noir ; que n’est-il deuil de sang ?

                                         Henry est mort et ne revivra jamais.

                                         Nous suivons un cercueil inerte ;

Et c’est la victoire déshonorante de la Mort

Que nous glorifions de notre présence solennelle

Comme des captifs enchaînés à un char triomphal.

Quoi ! Maudirons-nous les planètes de malheur

Qui ont comploté la ruine de notre gloire ?

Ou croirons-nous que les Français subtils,

Enchanteurs et sorciers, ayant peur de lui,

Ont par des vers magiques machinés sa fin ?

 

BEAUFORT :                 C’étaient un roi béni du Roi des rois.

                                         Pour les Français, le terrible Jour du Jugement

                                         Ne sera pas aussi terrible que ne l’était sa vue.

                                         Il combattait les batailles du Seigneur des armées

                                         Les prières de l’Eglise l’ont fait si prospère.

 

 

GLOUCESTER :            L’Eglise ! Où est-elle ? Si les prêtres n’avaient pas prié,

Le fil de sa vie n’aurait pas été si tôt détruit.

Rien ne vous plaît tant qu’un prince efféminé,

Que vous pouvez intimider comme un écolier.

 

 

BEAUFORT :                 Gloucester, quoi qu’il nous plaise, c’est toi le Protecteur

Et tu vises à commander le Prince et le royaume.

Ta femme est orgueilleuse ; elle t’intimide plus

Que ne peuvent Dieu ou les hommes saints.

 

 

GLOUCESTER :            Ne parle pas de sainteté, car tu aimes la chair

                                         Et tu ne vas jamais à l’église que pour prier contre tes ennemis.

 

 

BEDFORD :                   Arrêtez, arrêtez ces querelles, et mettez vos esprits en paix ;

                                         Allons vers l’autel.

                                         Maintenant qu’Henry est mort,

                                         Postérité, attends-toi à des années misérables :

                                         Les enfants tèteront aux yeux mouillés de leur mère

                                         Notre île sera une nourrice de larmes salées.

                                         Il ne restera plus que des femmes pour pleurer les morts.

                                         Henry Cinq, j’invoque ton ombre :

                                         Protège ce royaume, garde-le des discordes civiles ;

                                         Combats les planètes adverses dans les cieux.

                                         Ton âme fera une étoile plus glorieuse

                                         Que Jules César ou le brillant…

 

 

ENTRE UN MESSAGER.

 

 

MESSAGER 1 :             Honorables Lords, santé à vous tous.

                                         Je vous apporte de France de tristes nouvelles

                                         De pertes, de massacres et de déconfitures :

                                         Guyenne, Compiègne, Reims, Rouen, Orléans,

                                         Paris, Gisors, Poitiers sont tous complètement perdus.

 

 

 

BEDFORD :                   Que dis-tu, malheureux ? Devant le cadavre d’Henry

                                         Parle bas, ou la perte de ces grandes villes

                                         Lui fera briser le plomb pour s’arracher de la mort.

 

 

GLOUCESTER :            Paris est perdu ? Rouen s’est rendu ?

                                         Si Henry était rappelé à la vie

                                         Ces nouvelles lui feraient encore une fois rendre l’âme.

 

 

EXETER :                        Comment sont-ils perdus ? Par quelle trahison ?

 

 

MESSAGER 1 :             Aucune trahison, mais par manque d’hommes et d’argent.

Parmi les soldats, voici ce qu’on murmure :

Qu’ici vous maintenez plusieurs factions ;

Et tandis qu’une campagne doit être préparée et menée,

Vous êtes à disputer sur vos généraux :

L’un voudrait une guerre prolongée, à peu de frais ;

L’autre voudrait voler vite, mais manque d’ailes ;

Un troisième croit que, sans aucune dépense,

On peut obtenir la paix par de beaux mots astucieux.

 

 

EXETER :                        Si nos larmes manquaient à ces funérailles,

                                         Ces nouvelles feraient répandre le flot de leur marée.

 

BEDFORD :                   C’est moi qu’elles touchent. Je suis Régent de France.

Donnez-moi ma cotte d’acier : je me battrai pour la France.

Arrachons ces indignes manteaux de deuil !

Je donnerai aux Français des plaies à la place de leurs yeux,

Pour pleurer leurs misères interrompues.

 

 

ENTRE UN AUTRE MESSAGER.

 

 

MESSAGER 2 :             Lords, regardez ces lettres pleines de malheurs affreux.

La France entière est révoltée contre l’Anglais,

Sauf quelques petites villes sans importance.

Le Dauphin Charles est couronné roi à Reims ;

Le Batard d’Orléans s’est joint à lui ;

René, Duc d’Anjou, prend son parti ;

Le Duc d’Alençon vole à ses côtés.

 

EXETER :                       Le Dauphin couronné roi ! Tous volent à lui !

                                         O, où volerons-nous pour fuir cette honte ?

 

 

GLOUCESTER :            Nous ne volerons qu’à la gorge de nos ennemis.

                                         Bedford, si tu flanches, moi je combattrai jusqu’au bout.

 

 

BEDFORD :                   Gloucester, pourquoi doutes-tu de ma résolution ?

                                         J’ai levé une armée dans mes pensées

                                         Qui a déjà submergé la France.

 

 

ENTRE UN AUTRE MESSAGER.

 

 

MESSAGER 3 :             Mes gracieux lords, pour ajouter à vos larmes,

Dont vous arrosez le cercueil du roi Henry,

Je dois vous informer d’un combat terrible

Entre le vaillant Lord Talbot et les Français.

Le dix août dernier, ce lord redoutable

Se retirant du siège d’Orléans

Avec à peine six mille hommes de troupe,

Fut, par vingt-trois mille Français

Encerclé et attaqué.

Un ignoble Wallon, pour gagner la faveur du Dauphin,

A frappé Talbot d’un coup de lance dans le dos,

Lui, que la France entière, avec ses meilleures forces réunies

N’osa jamais regarder en face.

 

 

BEDFORD :                   Talbot est tué ? Je me tuerai moi-même

Pour avoir vécu ici oisif, dans la pompe et l’aisance

Tandis qu’un si noble chef, privé de renfort,

Est livré à ses chiens d’ennemis.

 

 

MESSAGER 3 :             Oh non, il vit, mais il est prisonnier.

 

 

BEDFORD :                   Sa rançon, personne d’autre que moi ne la paiera.

Je jetterai le Dauphin, tête première de son trône ;

Sa couronne sera la rançon de mon ami ;

J’échangerai quatre de leurs lords contre un des nôtres.

Adieu, mes maîtres, je vais à ma tâche,

Je prendrai avec moi dix mille soldats

Dont les exploits sanglants feront trembler l’Europe entière.

 

EXETER :        Rappelez-vous votre serment fait à Henry :

Ou d’anéantir le Dauphin complètement

Ou de le ramener à l’obéissance sous votre joug.

 

 

BEDFORD :                   Je me le rappelle, et prends ici congé

                                         Pour aller faire mes préparatifs.

 

 

IL SORT.

 

 

GLOUCESTER :            Moi, je vais à la Tour au plus vite

                                         Pour inspecter l’artillerie et les munitions ;

                                         Puis je proclamerai le jeune Henry roi.

 

 

IL SORT.

 

 

EXETER :                        Je m’en vais à Eltham, auprès du jeune roi,

Etant désigné son gouverneur personnel ;

Et j’aviserai au mieux pour sa sûreté là-bas.

 

 

IL SORT.

 

 

BEAUFORT :                 Chacun a sa place et sa fonction à remplir :

(SEUL)                            Je suis exclu ; pour moi il ne reste rien.

Mais je ne serai pas longtemps un pauvre Jack sans emploi.

Je vais retirer le roi d’Eltham

Et m’asseoir au gouvernail de l’Etat.

 

TABLEAU 2

 

ENTRENT CHARLES, ALENCON ET RENE ET SOLDATS.

 

 

 

CHARLES :                     La vraie course de Mars, dans le ciel

                                         Comme sur la terre, est à ce jour inconnue.

                                         Naguère, il brillait sur la Force anglaise.

                                         Or nous voici vainqueurs, c’est sur nous qu’il sourit.

                                         Toute ville de la moindre importance, nous l’avons.

                                         Nous demeurons à notre gré ici, près d’Orléans,

                                         Tandis que les Anglais affamés, comme de pâles fantômes,

                                         Nous assiègent faiblement une heure par mois.

 

 

ALENCON :                   Il leur manque leur porridge et leur bœuf gras :

                                         Ils doivent être nourris comme des mulets

                                         Avec leur provende attachée à la bouche.

                                         Sinon ils ont l’air piteux comme des souris noyées.

 

 

RENE :                            Levons le siège : pourquoi rester ici oisifs ?

                                         Talbot est pris, lui que nous redoutions autrefois.

                                         Il ne reste que ce cerveau fou de Salisbury

                                         Qui peut bien s’agiter et dépenser sa bile,

                                         Il n’a ni hommes ni argent pour faire la guerre.

 

 

CHARLES :                     Sonnez, sonnez l’alarme ; nous allons nous ruer sur eux.

                                         Allons pour l’honneur des malheureux Français !

                                         Je pardonne ma mort, à celui qui me tuera

                                         S’il me voit reculer d’un pied ou m’enfuir.

 

 

ILS SORTENT. FANFARE. ILS SONT REPOUSSES PAR LES ANGLAIS AVEC DE GROSSES PERTES. ENTRENT CHARLES, ALENCON ET RENE.

 

 

CHARLES :                     Qui n’a jamais rien vu pareil ? Quels hommes ai-je là ?

                                         Chiens ! Lâches ! Pleutres ! Je n’aurai jamais fui

                                         S’ils ne m’avaient pas abandonné au milieu de mes ennemis.

 

 

RENE :                            Salisbury est un homicide désespéré ;

                                         Il se bat comme un homme lassé de sa vie :

                                         Les autres, comme des lions en manque de nourriture

                                         Se ruent sur nous comme sur leur proie affamée.

 

 

ALENCON :                   Maigre racaille décharnée ! Qui eût supposé

Qu’ils auraient tant de courage et d’audace ?

 

 

CHARLES :                     Quittons cette ville ; ce sont des esclaves écervelés

                                         Et la faim ne va les rendre que plus acharnés.

                                         Je les connais depuis longtemps ; ils déchireront les murs

                                         Avec leurs dents plutôt que d’abandonner le siège,

                                         Comme des lions en manque de nourriture

                                         Ils se ruent sur nous comme des lions en cage.

 

 

ENTRE LE BATARD D’ORLEANS.

 

 

BATARD :                      Où est le Prince Dauphin ? J’ai des nouvelles pour lui.

 

 

CHARLES :                     Batard d’Orléans, trois fois bienvenu.

 

 

BATARD :                      Ne soyez pas découragés. Le secours est à ta portée :

                                         J’amène ici une sainte fille

Qui, par une vision envoyée du Ciel

Est chargée de faire lever ce siège pénible

Et de bouter les Anglais hors des frontières de France.

L’esprit de la prophétie profonde est en elle

Et dépasse celui des neufs Sibylles de l’ancienne Rome.

Elle peut révéler le passé et ce qui est à venir.

 

 

CHARLES :                     Fais-la entrer. LE BATARD SORT.

Mais d’abord, pour éprouver son habileté,

René, fais le Dauphin à ma place ;

Questionne-la fièrement ; prends un air sévère.

Par ce moyen, nous sonderons son habileté.

 

 

ENTRE LE BATARD AVEC JEANNE LA PUCELLE.

 

 

RENE :                            Belle-fille, est-ce toi qui veux faire ces prodiges ?

PUCELLE :                     René, est-ce toi qui crois me berner ?

                                         Où est le Dauphin ? Sors, sors de là ;

                                         Je te connais bien, sans t’avoir jamais vu.

                                         Ne soit pas étonné, rien ne m’est caché.

                                         Je veux te parler, en secret, à toi seul.

                                         Ecartez-vous, seigneurs, laissez-nous un moment.

 

RENE :                            Elle y va bravement dès le premier abord.

 

PUCELLE :                     Dauphin, je suis de naissance fille de berger,

Mon esprit n’est instruit d’aucun art.

Il a plu au Ciel et à Notre Grâcieuse Dame

De briller sur mon état méprisable.

Un jour que je gardais mes tendres agneaux

Et que je livrais mes joues à la chaleur desséchante du soleil,

La Mère de Dieu daigna m’apparaître

Et, dans une vision pleine de majesté

M’ordonna de quitter mon humble métier

Et de délivrer mon pays de la calamité.

Elle promit son aide et m’assura le succès.

Elle se révéla dans toute sa gloire

Et moi, jusque-là, j’étais noire et sale,

Mais les rayons de clarté qu’elle répandit sur moi

M’ont bénie de la beauté que vous pouvez voir.

Pose-moi toutes les questions possibles

Et je répondrai sans réfléchir.

Eprouve mon courage au combat, si tu l’oses,

Et tu verras que je dépasse mon sexe.

Sache ceci : tu seras heureux

Si tu me reçois pour ta compagne guerrière.

 

 

CHARLES :                     Tu m’as étonné par ton fier langage.

Je ne ferai qu’une seule épreuve de ta valeur

En combat singulier tu te mesureras avec moi ;

Et si tu triomphes, tes paroles sont vraies.

Autrement je renonce à toute confiance.

 

PUCELLE :                     Je suis prête : voici mon épée au tranchant affilé

Ornée de cinq fleurs de lys de chaque côté.

C’est en Touraine, à l’Eglise de Sainte-Catherine

Que je l’ai choisie parmi un tas de vieilles ferrailles.

 

CHARLES :                     Viens donc, au nom de Dieu ; je ne crains aucune femme.

 

 

PUCELLE :                     Et tant que je vivrai, je ne fuirai jamais devant un homme.

 

ILS SE BATTENT. JEANNE LA PUCELLE L’EMPORTE.