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Extrait

La Mouette
Avant-goût

La Mouette  (Monologue de TREPLEV, acte 4)

 

Elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie... pas du tout. Tu vois, ma mère ne m’aime pas. Elle veut profiter de la vie, elle veut s’habiller pour l’éternité comme une jeune fille. Et moi, j’ai vingt-cinq ans et je lui rappelle régulièrement qu’elle ne rajeunit pas : si elle m’oublie, elle en a trente-deux — dès que j’apparais, elle en a cinquante-trois.

 

Elle me déteste. Elle sait que je méprise son théâtre, sa passion ! Avec cet art suprême, elle prétend servir l’humanité. Mais le théâtre d’aujourd’hui n’est qu’un tissu de préjugés et de banalités : le rideau se lève ; on voit nos grands artistes, nos grands prêtres de l’art nous représenter — entre trois murs et sous une lumière crépusculaire — comment l’humanité bouge, mange, boit, aime et s’habille. De ce texte ordinaire sort une petite morale misérable, faiblarde, étriquée. Mille variations pour redire les mêmes foutaises.

 

Des formes nouvelles. Voilà ce qu’il nous faut. Des formes nouvelles ! — ou rien. J’aime ma mère, je l’aime beaucoup ; mais elle fume, elle boit, elle s’affiche partout avec cet écrivain ; son nom traîne dans tous les journaux — ça me tue. J’aurais pu être heureux, c’est peut-être égoïste de penser ça, si elle n’était pas une actrice célèbre, juste une femme normale. Ma situation est déprimante, c’est idiot : quand elle reçoit, je suis un moins que rien — on me tolère parce que je suis le fils. Au milieu de tous ces grands comédiens, tous ces écrivains... on dirait le petit chien de la maison.