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Extrait de la pièce

Avant-goût

Le Jeu des ombres  

 

J'ai rêvé le rêve qui va comme suit : une bouche s'était ouverte et j'écoutais : par un sentier sinueux, envahi de ronces, à moitié disparu, je gravissais une montagne dont le sommet était une vallée déserte intitulée Nulleterre, une contrée aride, sans la moindre végétation, une étendue stérile et sans ombre. Ce devait être la septième ou la huitième heure, juste avant le renouveau de la nuit par le pli  de lumière brusque qu'elle s'applique chaque soir à elle-même. Des arbres vinrent soudain, s'avancèrent soudain, recouvrant tout le désert — et l'ombre vint avec eux. Le premier fut   l'amandier suivi de son ombre ; le second le sorbier des oiseleurs précédé de son ombre, le troisième le noisetier précoce, puis le cerisier cassant, le platane sauvage, le chêne vert aux doubles frondaisons, le fayard et le hêtre — que leurs ombres suivaient. On entendait des voix chanter la fin des langues : une voyelle de chacune disparaissant toutes les huit minutes. Le doux tilleul s'avança, et l'ombre vint avec lui ; le laurier jaune, le frêne vierge, le sombre sapin :­ leurs ombres les suivaient ; l'érable et les saules qui pleurent  auprès des rivières vinrent les  rejoindre. J'entendais  couler en larmes des ruisseaux et de cette eau — une fois le cri poussé, renaissait la vie. Je compris où j'étais. Chacune de mes mains se divisa alors soudain en trois. Et quatre animaux acceptèrent de me suivre pour toujours : la tortue, le lynx, l'épervier.