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Question de transmission

Entretien

ENTRETIEN AVEC ÉMILIE DELORME ET DAVID BOBÉE

Réalisé par Simon Hatab et Judith le Blanc

 

Parce que penser la place de la musique au théâtre, c’est s’inscrire dans l’héritage du théâtre musical tout en observant les formes hybrides qui émergent aujourd’hui, nous avons souhaité aborder la question de la transdisciplinarité sous l’angle de l’enseignement et de la transmission : quelle formation à la musique pour les comédiens ? Quelle formation au théâtre pour les musiciens ?

 

Éléments de réponse à travers cet entretien avec Émilie Delorme, directrice du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, et David Bobée, directeur du Théâtre du Nord et de l’École du Nord, école professionnelle d’art dramatique de la Région Hauts-de-France.

 

 

Ce numéro de Théâtre/Public titré “Musique !” est traversé par la question du théâtre musical. En guise d’introduction, pouvez-vous nous dire ce que vous évoque cette expression ?

 

Émilie Delorme : L’expression théâtre musical m’évoque un courant artistique né dans les années 1960, qui s’est développé autour de compositeurs comme John Cage ou Mauricio Kagel. Elle me rappelle des souvenirs forts de création comme Paysage sous surveillance, de Georges Aperghis, à Bruxelles en 2002... Aujourd’hui, je place sous cet intitulé une nouvelle génération d’artistes, croisés au fil des rencontres ou des collaborations : Samuel Achache, Jeanne Candel, Silvia Costa, Aliénor Dauchez..., mais aussi des lieux et des structures comme LOD Muziektheater, Transparent, les Bouffes du Nord, T&M, le Nouveau Théâtre de Montreuil...

 

 

Comment définiriez-vous son esthétique ?

 

Émilie Delorme : Il s’agit de spectacles où la musique remet en question la préséance du texte, tout en sortant des modes d’organisation et de production de l’opéra. Le théâtre musical est une terre d’accueil pour les expérimentations inclassables, un espace de liberté entre le théâtre, le concert et l’opéra, que des compositeurs, des musiciens, des metteurs en scène, des comédiens, des performeurs continuent d’investir aujourd’hui. J’ajouterais qu’en plus des œuvres qui interrogent les frontières esthétiques, on va avoir tendance à classer dans le théâtre musical les projets qui interrogent les frontières géographiques et culturelles : ainsi, en 2016, lorsque nous avons créé, au Festival d’Aix, Kalîla wa Dimna, du compositeur franco-palestinien Moneim Adwan, nous l’avions présenté comme un opéra en arabe et en français. Mais, dans leurs articles, la plupart des critiques l’ont spontanément recatégorisé comme une œuvre de théâtre musical…

 

David Bobée : Pour ma part, cette expression me parle car il me semble que je travaille, depuis mes débuts, à élargir le champ théâtral pour affirmer des formes transdisciplinaires. Mes spectacles sont musicaux parce que la musique y joue un rôle essentiel — par exemple, pour composer et interpréter la musique de Peer Gynt, actuellement à l’affiche, j’ai fait appel à Butch McKoy —, mais ils sont aussi cinématographiques, chorégraphiques, plastiques, circassiens... Le théâtre que j’aime est l’image de notre époque : ouverte, fluide, connectée...

 

 

David, d’où vient votre goût pour la transdisciplinarité ?

 

David Bobée : Après des études de cinéma et d’arts du spectacle à l’université, j’ai travaillé comme comédien, danseur, performeur puis metteur en scène. J’ai commencé à faire du théâtre et du cinéma sans formation d’acteur : on ne m’a jamais appris que le texte devait être premier. J’ai découvert mon métier en observant des artistes plus aguerris que moi, en dirigeant des acteurs qui savaient mieux que moi. J’ai ainsi pu recevoir la totalité de ce qu’ils proposaient au plateau. Non seulement leur capacité à dire le texte mais aussi leurs corps et l’ensemble des signes que leurs corps me renvoyaient : leurs gestes, leurs mouvements, leurs déplacements, leur composition dans l’espace. Il me semble que mon regard de metteur en scène s’est principalement construit autour du corps. L’écriture cinématographique m’a également influencé, avec ses effets de montage, ses cut, ses entrées de champ, ses profondeurs de champ... Dès l’origine, je me suis nourri de ces disciplines connexes. Je n’ai jamais cru que le théâtre pourrait suffire au théâtre.

 

 

Émilie, avant d’être directrice du Conservatoire, vous avez dirigé l’Académie du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, où vous avez développé un projet artistique singulier, centré sur la rencontre d’artistes de tous horizons. Comment la question de dépasser les frontières, tant esthétiques que culturelles, s’est-elle posée dans votre parcours ?

 

Émilie Delorme : Cette transdisciplinarité était naturelle dans le milieu de l’opéra où j’ai fait mes débuts professionnels. Au début des années 2000, au Festival d’Aix puis à La Monnaie, à Bruxelles, j’ai rencontré des artistes et travaillé sur des spectacles qui ont fortement influencé ma vision artistique. Je me souviens de Hanjo, l’opéra de Toshio Hosokawa inspiré du nô, dirigé par Kazushi Ono et mis en scène par Anne Teresa de Keersmaeker ; Zaïde, l’opéra inachevé de Mozart, pour lequel Peter Sellars avait choisi de travailler avec un chœur amateur intégrant des personnes qui avaient réellement vécu des situations d’esclavage ; Le Rossignol, de Stravinski, par Robert Lepage, qui mêlait des influences issues de la tradition vietnamienne de la marionnette d’eau et du bunraku japonais ; Pinocchio, de Philippe Boesmans et Joël Pommerat, qui intégrait des influences musicales tziganes... Ces projets traitaient la musique comme une matière créatrice, vivante, en perpétuel devenir. Pendant mes années à La Monnaie, le directeur Bernard Foccroulle avait associé le compositeur et interprète Fabrizio Cassol pour développer une programmation dans laquelle il invitait des artistes du monde entier. Lorsque je suis revenue au Festival en 2009 pour diriger l’Académie, j’ai développé à mon tour un projet fondamentalement transdisciplinaire, rassemblant des artistes issus de la musique, du théâtre, de la danse, avec la volonté de provoquer des rencontres artistiques européennes et au-delà des frontières de l’Europe. Par exemple, chez un compositeur comme le Tchèque Ondrej Adámek, que nous avons accompagné plusieurs années jusqu’à la création de son opéra Seven Stones, la musique est toujours théâtralisée, qu’il s’agisse d’un opéra ou d’un quatuor à cordes…

 

 

David, au cours de votre carrière, vous vous êtes régulièrement confronté à des auteurs du répertoire tels que Shakespeare, Hugo, Calderón, ou plus récemment Ibsen. Vous menez également une collaboration suivie et privilégiée avec le dramaturge Ronan Chéneau. Le texte occupe donc une place importante dans votre parcours. Mais vous refusez de le considérer comme l’alpha et l’oméga du spectacle vivant au profit d’une ouverture transdisciplinaire. Il existe en France une certaine tradition du théâtre de texte : avez-vous déjà vécu des résistances ?

 

David Bobée : Je les ai vécues en tant qu’interprète et spectateur. En 2005, j’étais performeur dans After/Before, le spectacle de Pascal Rambert créé au Festival d’Avignon. C’était la deuxième édition du mandat d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller, l’année où Jan Fabre était artiste associé. On sentait à l’époque qu’il se passait quelque chose, que les arts plastiques, les arts visuels étaient en train de pénétrer dans le royaume du texte. Une certaine partie du public et de la critique réagissaient à ce qu’ils considéraient comme une profanation.

 

 

Vous êtes metteur en scène au théâtre et à l’opéra. Notez-vous une différence dans le travail avec les chanteurs lyriques par rapport à la direction d’acteurs au théâtre ?

 

David Bobée : Je dirais que je travaille avec un chanteur comme je travaillerais avec un acteur ou un danseur. Il y a ce cliché du chanteur d’opéra qui se planterait sur l’avant-scène pour chanter, la main sur le cœur : il me semble que ce cliché est éculé. La nouvelle génération de chanteurs avec laquelle je travaille est au contraire avide d’être dirigée. Ils ont une réelle appétence de mise en scène et de dramaturgie. Ils ont besoin de se nourrir pour chanter et incarner leur rôle au plus juste. Et quand bien même certains manqueraient d’expérience de jeu, je considère que le savoir-faire et le savoir-être sur scène s’apprennent. Dans le processus de création, les difficultés ou les obstacles que l’on rencontre stimulent la créativité : c’est ainsi que l’on avance. J’aime à me rappeler que la marche n’est au fond qu’une suite de déséquilibres maîtrisés. Ou que c’est en cherchant à surmonter la contrainte que lui impose la loi de la gravité qu’un acrobate développe ses aptitudes extraordinaires. Au théâtre, je travaille souvent avec des circassiens et il me semble que les chanteurs lyriques ont quelque chose des acrobates : ce sont des virtuoses et leur art est physique. Dès lors que l’on respecte la voix, qui est leur outil, on peut tout faire : chanter en action physique, de dos, allongé, suspendu... Et parfois, il faut juste être au centre du plateau et offrir sa voix au public, parce que c’est un cadeau qui ne se refuse pas.

 

 

Vous évoquez l’évolution du chant lyrique qui s’est de plus en plus tourné vers le théâtre et la performance scénique. Selon vous, à quoi tient cette évolution ?

 

 

Émilie Delorme : L’imaginaire de l’opéra a beaucoup changé au cours des cinquante dernières années, notamment grâce à l’arrivée de metteurs en scène issus du théâtre qui s’en sont emparé. Il y a eu bien sûr le Ring, mis en scène par Chéreau en 1976 à Bayreuth. Mais il y a aussi, plus proche de nous, une génération de metteurs en scène qui a débuté à l’opéra dans les années 2000 : Krzysztof Warlikowski, William Kentridge, Dmitri Tcherniakov, Christoph Marthaler, Katie Mitchell, Simon McBurney, Romeo Castellucci... Il y a aussi des interprètes tels que Natalie Dessay, Stéphane Degout, Barbara Hannigan, qui ont porté ce théâtre d’opéra en défendant le chant comme un engagement total du corps. Tous ces artistes ont eu une influence considérable qui rejaillit sur la nouvelle génération. Au Conservatoire, je parle aujourd’hui avec des étudiants qui me disent avoir été attirés par l’opéra avant tout pour son aspect théâtral et scénique.

 

David Bobée : Je partage ce constat : l’opéra est redevenu un objet politique passionnant. Quand je monte un opéra, mon attention va d’abord au livret que je considère comme un texte de théâtre. Je cherche une porte d’entrée dramaturgique, une résonance avec notre époque qui rendrait nécessaire de monter l’œuvre aujourd’hui : comment le corps des femmes devient un instrument de domination politique dans Tosca, comment une religion peut en remplacer une autre dans Tannhäuser...

 

 

Certains de vos spectacles résultent également d’explorations de répertoires et d’œuvres que vous agencez pour construire une dramaturgie...

 

David Bobée : Oui, nous avons monté avec Corinne Meyniel Louées soient-elles, en revisitant des extraits d’opéras, de cantates et d’oratorios de Haendel sous un angle féministe, ou Dios Proveerá, un spectacle avec des artistes de cirque colombiens basé sur un répertoire baroque colonial…

 

 

Comment les interprètes réagissent-ils à ces explorations et relectures singulières ?

 

David Bobée : J’ai remarqué qu’ils se passionnent souvent pour ces recherches dont ils deviennent partie prenante : elles redonnent du sens à un art lyrique qui a pu être parfois taxé de désuet ou de déconnecté de notre temps. En tant qu’artistes, nous ne sommes pas de simples passeurs. Nous sommes des êtres humains qui cherchons à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Nous avons la responsabilité d’y faire résonner ces œuvres aujourd’hui.

 

 

Émilie, quelle place occupe aujourd’hui la transdisciplinarité dans la formation des étudiants ? Les étudiants des classes de chant, d’instrument, de composition bénéficient-ils d’une formation au théâtre ?

 

Émilie Delorme : Que le Conservatoire soit un établissement pluridisciplinaire contribue à favoriser les échanges. La formation des interprètes est pensée sur cinq ans et prend en charge les différentes facettes du spectacle vivant. Les étudiants des classes de chant s’initient à la danse avant d’aborder le théâtre : je trouve intéressant de poser d’abord la question du corps avant qu’ils ne se confrontent à la fiction théâtrale. Ils participent à des ateliers lyriques dans lesquels sont abordées les questions de mise en scène et de dramaturgie, ils suivent des cours d’étude de rôles et de diction lyrique, qui leur permettent d’analyser un texte en profondeur. En outre, l’une des spécificités du Conservatoire est de transmettre aux étudiants une culture musicale complète, incluant l’histoire de la musique, l’analyse, la musicologie : autant d’outils qui leur permettront par la suite d’élaborer une dramaturgie. Il y a également une option théâtre ouverte à tous (compositeurs, chanteurs, musiciens, danseurs, chorégraphes...) et les projets, qui leur permettent de confronter leurs acquis théoriques et pratiques au plateau : nous montons chaque année un opéra, auquel viennent s’ajouter de multiples réalisations scéniques, notamment celles portées par les étudiants. Ainsi, un étudiant en master Danse pourra solliciter des compositeurs ou des musiciens pour son projet de fin d’études. Enfin, des partenariats avec d’autres institutions permettent aux étudiants d’assister régulièrement à des spectacles, par exemple à l’Opéra ou à la Philharmonie, ce qui est essentiel dans leur formation. J’ajoute que les étudiants en chant entrent en moyenne plus tard au Conservatoire que les instrumentistes. Beaucoup ont déjà participé à des spectacles professionnels : ils ont une expérience de la scène qui rend la suite de leur formation naturelle.

 

 

David, vous avez expliqué que l’École du Nord, adossée au Théâtre du Nord, a beaucoup compté dans votre décision de vous porter candidat à sa direction. Qu’allez-vous vous attacher à transmettre aux prochaines promotions ?

 

David Bobée : Effectivement, que le Théâtre du Nord dispose d’une école était important pour moi. Je pense cette question de l’école et de la transmission en lien avec le territoire. Lorsque je dirigeais le Centre dramatique national de Normandie-Rouen, il n’y avait pas d’école, et je crois que la région en souffrait : il manquait un maillon dans la chaîne qui reliait la scène au public. Une région sans école nationale a aussi plus de mal à attirer et retenir la jeunesse créative. Or cette jeunesse contribue à structurer la vie artistique de son territoire. La formation de l’École du Nord est pensée sur trois ans et organisée en deux cursus : comédiens-comédiennes, auteurs-autrices. Nous souhaitons bien sûr transmettre aux élèves du parcours comédiens-comédiennes les outils qui me semblent indispensables à tout interprète d’aujourd’hui : le travail du texte et de la dramaturgie, du corps, du rythme, du chant… Mais aussi des outils qui leur seront apportés par des artistes transdisciplinaires aux esthétiques singulières, venus des horizons de la performance, du cinéma, de la danse, du cirque... Nous entendons privilégier une pédagogie immersive avec une succession intensive de stages. Les questions d’égalité des chances et d’ouverture sur le monde sont par ailleurs au centre de notre projet : elles irriguent à la fois le CDN et l’École. Les auteurs, les autrices, les artistes avec lesquels nous travaillerons sont issus des deux hémisphères. Des voyages d’étude et des stages de formation à l’étranger seront organisés afin de donner aux élèves une ouverture sur d’autres façons de pratiquer le théâtre. Au cours de leur formation, ils seront invités à penser les questions de l’engagement citoyen et de la nécessité de la création. La dimension collective me semble également primordiale : rares sont les lieux de la société où l’on peut encore penser collectivement. Et le théâtre en fait assurément partie.

 

 

Vous dites que le théâtre est un lieu où l’on pense à plusieurs. Et vous évoquiez tout à l’heure la situation où les interprètes deviennent partie prenante de la construction dramaturgique du spectacle. La formation peut-elle prendre en compte ces phénomènes des créations collectives et des écritures de plateau ?

 

David Bobée : Oui, d’autant plus qu’écriture de plateau ne signifie pas nécessairement absence d’auteur. À l’École du Nord, il existe, comme je l’ai mentionné, un cursus auteurs-autrices. Il me semble essentiel que leurs écrits soient connectés à la scène, qu’ils soient régulièrement mis en voix et en espace : ces allers-retours entre la table et la salle ont précisément pour but de les familiariser à la diversité des modes de création contemporains mis en œuvre au sein des collectifs d’artistes, et notamment aux écritures au plateau.

 

Émilie Delorme : Le paysage théâtral et musical est aujourd’hui modifié par ces écritures : il y a ce désir des interprètes de devenir cocréateurs, auquel répond une génération de metteurs en scène qui se nourrissent largement des propositions de ces interprètes en répétition pour construire le spectacle. Ce phénomène existe dès les débuts du théâtre musical. Il est plus que jamais présent aujourd’hui dans les formes originales que l’on voit émerger. Dans le domaine musical, il y a aussi des ensembles comme Le Balcon, sous la direction artistique de Maxime Pascal, qui se forment avec la volonté de porter leurs propres projets scéniques. À titre d’exemple, il existe au Conservatoire un diplôme de troisième cycle d’artiste-interprète qui offre aux étudiants la possibilité de présenter leur projet : je constate qu’ils choisissent presque tous

de donner à leurs projets une dimension scénique et performative, qu’ils soient chanteurs ou instrumentistes.

 

 

Dans ce dossier, nous donnons justement la parole à Stéphane Roth, directeur du festival Musica, qui présente une nouvelle génération de compositeurs de théâtre musical : ils ont la particularité d’assurer eux-mêmes la réalisation scénique de leurs projets, endossant tour à tour les casquettes de compositeur et de metteur en scène... Au Conservatoire, comment donnez-vous aux étudiants-compositeurs, désireux d’assumer eux-mêmes la dimension scénique de la création, les outils qui leur permettent de mener à bien leur ambition ?

 

Émilie Delorme : Cette tendance existe dès les origines du théâtre musical. C’est ainsi que l’on comprend le titre du livre de Heiner Goebbels, Komposition als Inszenierung : la mise en scène fait partie de la composition. Heiner Goebbels, que j’aurais pu par ailleurs citer au rang de mes souvenirs inoubliables de théâtre musical, avec Stifters Dinge, un spectacle d’anthologie pour cinq pianos sans pianiste... Mais pour en revenir à votre question, face à cette tendance, il y a deux possibilités. Nous devons bien sûr donner aux étudiants les outils qui vont leur permettre de mener eux-mêmes la réalisation scénique de leur composition. Mais nous pouvons également les mettre en contact avec un réseau d’artistes (metteur en scène, scénographe, costumier, créateur lumière, etc.) qui vont leur apporter ces savoir-faire complémentaires.  Les deux démarches me semblent également passionnantes : il est intéressant pour un compositeur d’assumer une création de A à Z et d’en signer tous les aspects. Mais rencontrer des collaborateurs, dialoguer, enrichir sa vision de celle des autres, constituer sa famille artistique, demeure une aventure collective irremplaçable. Depuis ma prise de fonction, nous avons travaillé à renforcer les liens entre le Conservatoire et d’autres écoles d’art nationales (le Conservatoire national supérieur d’art dramatique, les Beaux-Arts, la Fémis, les Arts décoratifs), ce qui nous permet aujourd’hui de croiser toutes ces compétences au sein de nos établissements.

 

 

Émilie, au début de notre conversation, vous avez employé le mot utopie à propos du théâtre musical. Et le thème du collectif revient souvent dans vos réponses à tous deux. Pensez-vous qu’en perturbant la hiérarchie du texte et de la musique le théâtre musical interroge également les rapports de pouvoir au sein de l’équipe artistique ?

 

Émilie Delorme : Il est vrai qu’imaginer de nouveaux modes de création et de production amène à réfléchir aux relations au sein de l’équipe. À l’opéra, le compositeur est souvent absent, parfois mort depuis des siècles, ce qui lui confère une autorité forte, presque sacrée. Une autorité qui transparaît d’ailleurs dans les articles de presse : on y critique la performance des chanteurs ou la mise en scène mais plus rarement la partition ou le livret, alors qu’il s’agit de composantes du spectacle qui pourraient également être discutées. A contrario, si le compositeur est présent en répétition et prend part au processus de création, il est incité à entrer en dialogue avec le reste de l’équipe artistique. Je trouve, pour ma part, intéressant le fonctionnement de certains collectifs dans lesquels l’ensemble des collaborateurs a accès à la réflexion dramaturgique. Il y a aussi un enjeu dans la constitution de l’équipe de départ : les projets les plus réussis sont souvent ceux où les artistes sont choisis et se choisissent en amont, délaissant la stricte hiérarchie au profit de dialogues et de relations personnelles qui se développent entre eux. Au Festival d’Aix, c’était le cas du compositeur George Benjamin et du librettiste Martin Crimp qui ont signé trois opéras ensemble, dont Written on Skin, qui a fait date en 2012 dans la mise en scène de Katie Mitchell. Mais interroger le collectif ne signifie pas que tout est dans tout et inversement ! Chacun conserve ses compétences, ses prérogatives, ses responsabilités.

 

 

David Bobée : Oui, davantage d’horizontalité ne signifie pas que tout va se confondre. Il s’agit juste de travailler collectivement, en sortant d’un rapport d’autorité à l’auteur qui serait une sorte de dieu tout-puissant et transmettrait son texte à un metteur en scène élu, portant lui-même la bonne parole au peuple des comédiens. Je crois que nous autres artistes avons suffisamment d’imagination pour imaginer d’autres modes de fonctionnement.

 

David, vos spectacles sont aussi faits de ces déplacements et autres interversions de fonctions : autrices qui prennent la parole, rappeurs qui deviennent acteurs... Ces prises de parole sont aussi des prises de pouvoir ?

 

David Bobée : Il y a un enjeu dans la prise de parole. J’aime quand la parole fait irruption, quand celles et ceux qui s’en saisissent n’étaient pas prévus, pas invités. D’une manière générale, j’aime aussi travailler avec de fortes personnalités : des personnalités qui n’entrent pas dans les cases. Et quand je travaille avec des artistes comme Casey, Béatrice Dalle, Virginie Despentes, JoeyStarr, je m’intéresse également à ce qu’ils représentent, à travers leur parcours et leur histoire.

 

 

Vous employez d’ailleurs le terme performeur...

 

David Bobée : J’emploie le mot performeur pour décrire la situation où un acteur reste auteur de ses actes, sans basculer totalement dans un personnage, sans que l’histoire personnelle qu’il porte ne soit complètement absorbée par la fiction…