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Entretien avec Lisa Guez

Les Femmes de Barbe Bleue

Pouvez-vous nous raconter la genèse des Femmes de Barbe-Bleue, et pourquoi avoir adapté ce conte?

 

Lisa Guez: Nous travaillions à l’origine sur Les Reines de Normand Chaurette. Suite à l’indisponibilité d’une comédienne, j’ai souhaité continuer avec l’équipe, en débutant un nouveau travail et en honorant les dates de résidence que nous avions. Ce hasard a été l’occasion de créer un spectacle qui partait entièrement d’un désir et d’une vision très personnels. J’étais à cette époque enseignante en pratique scénique à la faculté de Lille, je faisais travailler mes étudiants sur l’adaptation à la scène d’un texte littéraire, notamment le conte La Barbe-Bleue. Cette histoire m’obsédait enfant, mon grand-père me la racontait, des images scopiques m’en étaient restées ainsi qu’une myriade de questions. Je n’arrivais pas à comprendre les actions ou inactions des personnages : des femmes qui ouvrent une porte interdite derrière laquelle sont dissimulés des corps assassinés, qui le racontent au personnage la Barbe-Bleue et qui s’en excusent au lieu de fuir. Piège? Séduction? Dépendance? Ces attitudes sont difficiles à comprendre enfant et se clarifient en tant qu’adulte avec l’expérience amoureuse. Je parle de situations où un être est sous l’emprise d’un autre et ne trouve pas la force de s’en détacher. La terreur d’enfant est devenue passion pour ce sujet. Le conte de Perrault est un vrai objet de questionnements avec une structure clairsemée d’ellipses et de vides dans la narration et une psychologie des personnages jamais dévoilée. C’est un espace ouvert à l’imaginaire et aux possibles. Le lecteur garde au fond de lui un trouble et la transposition au plateau de cette histoire est un véritable terrain de jeu pour le comédien. Nous sommes là pour chercher dans les replis et les silences de cette histoire.

 

Les femmes de la pièce portent les prénoms des comédiennes. Comment avez-vous écrit Les Femmes de Barbe-Bleue?

 

J’ai proposé ce conte aux comédiennes comme un chemin de questions.Mon souhait était que chacune réponde aux ambivalences du texte et construise le parcours d’une des épouses de la Barbe-Bleue. J’avais comme idée d’explorer les points de vue de jeunes femmes d’aujourd’hui avec en tête des questions telles que «Que trouvezvous d’attirant chez cet homme inquiétant?», «Pourquoi y allez-vous malgré des signes clairement menaçants?». Chaque comédienne a inventé son propre témoignage et l’écriture de la pièce s’est construite au plateau au fil de leurs allers-retours et de leurs propositions imagées. Ces monologues sont devenus la source principale du spectacle. Lorsque nous ouvrons la porte interdite, au lieu de trouver des cadavres, nous proposons aux spectateurs d’être face à des femmes qui racontent leurs histoires, à l’instar d’un groupe de parole. Elles instruisent leur parcours et s’entraident les unes les autres pour réécrire l’histoire en vue de comprendre si les choses auraient pu se dérouler différemment. À la manière de psychodrames, j’ai cherché la distance par rapport aux récits afin d’ajouter de la légèreté et des respirations. Même si les vécus et l’écriture sont contemporains, la dimension onirique du conte reste sensible. Le réalisme n’est pas omniprésent et certaines parts d’ombres résistent. Nous sommes loin des tragédies habituelles de tabloïd. Les symboles principaux du conte ont été conservés : la clé, le mystère des actes de ces femmes, une légère outrance des personnages, la figure de cet homme fascinant et inquiétant... Le nom du personnage masculin a été maintenu sous différentes formes avec la référence à ce bleu fascinant et morbide: la Barbe-Bleue, Monsieur Bleu ou encore B. B. Et le parcours initiatique est commun à toutes: une femme se trouve face à un homme qui, tout en lui donnant une clé, lui demande de ne pas en ouvrir la porte. Tout cela nous permet de garder une distance avec le pathos du réalisme et j’ai travaillé au détournement de ces symboles. Mon idée était de faire de cette clé un élément positif et de déconstruire notre auto-conditionnement. 

 

Vous avez décidé de prendre le conte à revers et de donner la parole à des femmes assassinées.

 

Exactement. Nous avons décliné plusieurs histoires possibles et plausibles. Les témoignages sont restés proches des personnalités de chacune. Ce qui les lie, c’est l’enfermement et la volonté de s’en sortir ensemble. Bien sûr, elles viennent nous témoigner de leur parcours après la mort, chacune ayant vécu le pire, comme dans le conte de Charles Perrault. Elles rejouent leur expérience et se mettent en scène les unes les autres afin de mieux comprendre les tenants et aboutissants de leurs histoires, à la manière de certaines méthodes utilisées en psychiatrie. Face à nous, quatre femmes sont déjà mortes et enfermées dans le «cabinet» de la Barbe-Bleue et la cinquième toujours vivante écoute ses «consœurs». Elle a déjà «désobéi» et se trouve dans l’attente angoissante du retour de son mari. Nous avons rencontré bien après la création du spectacle la journaliste Laurène Daycard qui avait écrit un reportage sur les violences faites aux femmes ; notre discussion avec elle nous a saisies et éclairées. Nous faisions alors le lien avec les histoires de femmes bien réelles, et les chiffres de féminicides en France…

 

Pouvez-vous revenir sur les interprétations possibles du conte et leur lien à notre monde contemporain?

 

Charles Perrault termine son conte par deux morales, l’une assez misogyne expliquant aux femmes que la curiosité est un vilain défaut, et la seconde précisant aux lecteurs de son époque que ce conte est bien ancien et que les hommes «filent droit» devant leur femme… Pour le psychanalyste des contes Bruno Bettelheim, l’objet-clé est l’image symbolique de la tromperie, la notion d’une faute commise par la femme. Je me suis a contrario intéressée à l’interprétation de Clarissa Pinkola Estés qui utilise une version plus scandinave du conte, et sur laquelle j’ai fondé toute ma dramaturgie. Elle explique dans son livre Femmes qui courent avec les loups que le prédateur serait une instance castratrice qui nous empêche, en tant que femmes, d’avoir accès à notre pleine puissance. Elle parle de l’auto-conditionnement des femmes dans nos sociétés patriarcales. Cette idée résonne avec notre monde actuel où les rapports de domination sont à la fois concrets et intériorisés ; c’est le prédateur à l’intérieur de soi que nous devons apprendre à déconstruire. Ce qui m’a le plus touchée dans cette analyse est la question de la curiosité bénéfique qui pousse la femme à sortir de ses ornières, à ouvrir la porte et découvrir les femmes assassinées qui sont, pour Clarissa Pinkola Estés, des expressions de désirs étouffés. Les personnages féminins joués au plateau sont hyperpuissants. La première est le stéréotype d’une lycéenne américaine des années 1970-1980, très jolie, parfaite, qui s’ennuie profondément. Pour combattre son ennui, Jordane décide de percer le mystère d’une enquête irrésolue, jusqu’à se mettre en danger. La deuxième, Nelly, est une pré-adolescente naïve qui, délaissée par ses parents, part seule cueillir des myrtilles dans la montagne. Son histoire reprend plus spécifiquement la structure des contes, on peut penser à Alice au pays des merveilles ou encore à des faits divers contemporains. Elle se retrouve séquestrée par un homme qu’elle ne considère pas comme son bourreau mais comme son mari. Elle ne commence à s’inquiéter que plus tard ; l’épisode de la clé deviendra une libération, la possibilité de découvrir qui elle est, ce qu’elle désire. Chacune partage son expérience de l’emprise, et les sujets abordés questionnent de toutes les façons possibles le désir féminin, et notamment le problème de la castration du désir féminin par l’homme, qu’elle soit réelle ou insidieuse. C’est la volonté de contrôle du plaisir féminin afin qu’il soit «possédable» qui, pour moi, est au fondement de la misogynie.

 

Face à un conte aussi puissant, quel a été votre parti pris pour la scénographie?

 

Il y peu de choses sur le plateau, principalement cinq chaises. Cette esthétique épurée est due notamment aux moyens de production. Nous avons répété au départ sans budget, dans mon appartement et dans des squats. Cette scénographie économe est ce qui fait la force du spectacle, les cinq chaises représentent l’espace du cabinet. En poussant la porte, nous découvrons des femmes assises qui se parlent et s’entraident. Le travail de lumière construit l’espace autour d’elles, un voile découpe l’espace et joue avec des transparences à la manière des tests de Rorschach qui sont des formes colorées qui se lient, se délient, et évoluent avec légèreté. Les témoignages questionnent le désir féminin. La lumière vient alors accompagner les différentes prises de paroles plus ou moins intimes. Le spectacle parle beaucoup de la façon dont une personne tombe sous une emprise ainsi que du désir qui nous pousse à jouer des partitions contre nous-mêmes, ou des fantasmes imposés par nos sociétés. Les images et le décor se forment par la puissance des témoignages.

 

Entretien réalisé par Moïra Dalant le 22 janvier 2020