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Entretien avec Tiphaine Raffier

Interview

Moïra Dalant: Les œuvres de miséricorde sont la source de ce nouveau travail. Avez-vous questionné chacun des quatorze titres ?

 

Tiphaine Raffier : Lors de mes pérégrinations sur les thèmes du don, du contre-don, de la dette et du sacrifice, je me suis interrogée sur la bonté et la compassion puis intéressée au Décalogue de Krzysztof Kieślowski, un cycle de dix téléfilms qui s’inspire des dix commandements du décalogue de la Bible. Il y a donc eu deux sources conjointes : une qui touche à la morale et une autre à la miséricorde mais qui entraînent deux questions relativement différentes. Qu’est-ce que faire le bien ? Qu’est-ce que faire le juste ? Pour les chrétiens, les œuvres de miséricorde sont une liste d’actions et de gestes concrets et ordinaires que chacun peut accomplir dans tous les domaines de la vie pour venir en aide à son prochain. Je me suis attribué les enseignements de ces œuvres qui sont des ordres au titre de commandes d’écriture. Après mes trois premiers spectacles, j’avais besoin d’expérimenter une nouvelle manière de construire et de me confronter à une structure non linéaire. J’ai trouvé une certaine liberté à m’approprier une dramaturgie par fragments pour parler de sujets substantiels, sans être contrainte de systématiquement lier ou transitionner les moments narratifs entre eux. Chaque partie déploie une temporalité simple. L’accumulation crée de la richesse. L’exercice de style n’est pas péjoratif à mes yeux, au contraire. Les notions d’exercice ou d’essai sont particulièrement pertinentes dans notre travail où la question de l’œuvre – qui n’est pas tout à fait celle de l’ouvrage de l’artisan – reste un pari. Quand l’artisan répète des gestes à partir d’un modèle, l’artiste, lui, ne sait jamais tout à fait comment terminer. Je me suis par ailleurs demandé pourquoi les œuvres de miséricorde n’étaient pas intitulées « ouvrages » de miséricorde et la question mêlée de l’acte charitable et de l’œuvre artistique s’est vite imposée. Chaque nouvelle histoire propose de voir « l’œuvre charitable » d’un point de vue particulier ; les différents personnages apportent des palettes d’émotions et nous pouvons ressentir la fluctuation entre cohérence et incohérence chère à Krzysztof Kieślowski. Je me suis aussi appuyée sur les théories du philosophe Ruwen Ogien, penseur de l’éthique minimale, qui évoque nos incohérences morales par opposition à la cohérence d’une narration et le vertige que l’on peut ressentir face à l’indéterminisme absolu de nos actes. De plus, la musique classique qui est jouée au plateau me permet d’interroger cela : de l’ordre de l’harmonie à l’inquiétude de la disharmonie.

 

 

MD : Pouvez-vous détailler votre processus de création qui semble se mêler à une recherche à la fois spirituelle et concrète ?

 

TR : Chaque histoire traversée appartient à notre époque, les personnages semblent être des gens que nous côtoyons, ils sont nos contemporains. Pour construire la distribution du spectacle, j’ai choisi un échantillon d’humanité : des personnes très différentes, des âges variés et une réelle bienveillance dans le travail. Les textes apportés en répétition se sont modifiés au cours des recherches avec les comédiens. Le plateau est une loupe qui vient grossir des parties du texte qui très vite entrent en dialogue avec l’espace et le jeu de l’acteur. C’est une recherche permanente, avec toujours en vue la possibilité de se tromper, de recommencer. C’est un leurre de penser que l’on progresse dans le métier de metteur en scène. Je considère plutôt qu’il s’agit d’essayer de démêler les choses afin d’arriver au plus proche d’une intuition ou d’un raisonnement. Par définition mes spectacles sont souvent très riches, beaucoup de choses sont dites et montrées afin de laisser au spectateur une liberté de « je » face à ce qu’il voit. Pour La réponse des Hommes, j’ai cherché à accorder plusieurs logiques : la logique de la dramaturgie avec celle de la scénographie, les logiques d’enchaînement entre les histoires et une articulation entre le textuel et le visuel. Les œuvres de miséricorde sont divisées en deux chapitres : les œuvres corporelles et les œuvres spirituelles. Il existe un chemin inhérent de l’un à l’autre, que nous respectons sans toutefois le suivre à la lettre. L’entrée dans le spectacle est primordiale pour créer un vocabulaire commun avec le public, d’autant plus que les points de vue vont se démultiplier au fil de la dramaturgie. Il y a un protagoniste par œuvre ; chacune des histoires pose une question. Face aux deux œuvres corporelles que sont « donner à manger aux affamés » et « accueillir les étrangers », je me suis bien entendu interrogée sur les notions d’accueil et d’étranger, mais j’ai cherché à les aborder sans être dans l’actualité.

 

 

MD : Vous parliez de l’articulation entre dramaturgie et scénographie. Comment rendre visible au plateau cette fragmentation d’histoires ?

 

TR : L’espace commun à toutes les histoires est un lieu palimpseste. Nous avons pris comme exemple un lieu sacré, la chapelle Pio Monte della Misericordia à Naples, qui fut aussi un hospice et où se trouve Les Sept Œuvres de miséricorde du Caravage. C’est un lieu qui a vécu plusieurs vies, connu plusieurs histoires, et s’est transformé. D’un lieu sacré, il a été sécularisé, à l’instar d’un palais ou d’un musée dans lequel on peut observer les traces du passé mêlées à celles de rénovations récentes. Il s’agit alors de composer avec un héritage qui a été repeint et partiellement recouvert. Nous n’avons pas tous les codes pour décrypter le lieu dans lequel nous nous trouvons sur scène, mais il semblerait qu’il se soit adapté aux valeurs des époques qu’il a traversées. L’espace clos qui nous fait face est parsemé d’issues, fenêtres et portes, toutes plus ou moins accessibles, sauf une, murée. C’est la dimension muséale qui m’intéresse ici, parce que le public se trouve devant différentes œuvres et j’aimerais que chacun ait l’impression de se promener de l’une à l’autre, comme dans une exposition. Le regard du spectateur est par moments doublé par celui de la caméra, qui permet de voir l’envers d’un espace ou d’une situation, ou de faire l’expérience de la subjectivité d’un personnage. Les titres des œuvres sont projetés. Chaque verbe et groupe nominal ainsi que chaque terme dont la définition est instable m’intéressent. Tout ceci afin de dévoiler des perspectives multiples. Nous créons des zooms et des dézooms pour travailler sur la focale, nous permettant d’être alternativement dans le corps d’un nourrisson ou d’un soldat, puis de découvrir son environnement. C’est une façon de déplacer les sujets, de contrer le sacré, à la manière du Caravage qui place des figures bibliques à côté de figures populaires (la prostituée, le mendiant…). Les personnages que nous rencontrons, tels que la jeune recrue de l’armée ou la mère qui ne veut pas de son enfant, sont rarement dépeints en art. En parallèle, j’ai travaillé avec le chorégraphe Pep Garrigues pour donner plus d’importance au geste. Les œuvres de miséricorde racontent des choses sensibles, qui passent par les viscères, les entrailles, par le corps et non par l’intellect. À la manière de la compassion qui passe par le corps et se traduit en actes, je voulais faire l’expérience d’un geste sensuel au plateau, retrouver le charnel de la langue biblique.

 

Entretien réalisé par Moïra Dalant le 10 février 2020 pour le Festival d’Avignon 2020