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Entretien avec Jean Bellorini

Interview

Le récit de ce Proust « visiteur » serait-il un tremplin à la mémoire de l’autre ?

 

Exactement. L’évidence première à la lecture de Proust serait qu’il livre une auto-analyse, en tout cas une parole qui serait plutôt du côté de l’analysant, et c’est certain. Comme toute grande œuvre, elle a un pouvoir d’appel plus encore que de miroir. Celui qui s’y confronte non seulement y reconnaît des sensations vécues mais voit ressurgir sa propre mémoire. Notre visiteur, Camille de La Guillonnière, viendrait donc voir Hélène Patarot comme pour lui dire : « Je vais vous aider à vous raconter. » Et au fur et à mesure, effectivement, Hélène raconte son arrivée du Vietnam, le voyage, la tuberculose de sa mère qu’elle a quittée pour aller en famille d’accueil dans le Berry. Elle raconte comment sa première enfance s’est effacée. Quand tout à coup sa mère la rejoint – elle a 9 ans, elle découvre quelqu’un – tout réapparaît. Et c’est aussi lié à la nourriture.

Sa mère lui prépare des nems, simplement. Ces repas font tout ressurgir. Les deux récits de vie se croisent par correspondance. Dans un cadre tout différent, à Combray, le visiteur a été envahi d’impressions identiques. Il peut lui répondre : « Vous me racontez le moment où vous franchissez la passerelle pour prendre le bateau pour quitter votre pays. J’ai exactement la même impression quand je me souviens que “il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit l’expression populaire, à « contrecœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donner licence de me suivre.” ».
Voilà comme ils dialoguent ; Camille ne parlant qu’en Proust et Hélène ne parlant, au démarrage, qu’en elle-même. Toute la beauté étant, quand cette alternance se trouble, de réaliser ensemble que la parole de Proust peut se substituer à une autre pourtant intime, authentique. Lorsqu’elle raconte par exemple l’amour qu’elle a eu pour sa grand-mère, nous sommes convaincus qu’elle le fait avec ses mots. Le principe du spectacle est évidemment qu’on ne sache plus de qui viennent les mots pour exprimer des sensations retrouvées – et partagées.

 

Pourquoi vous en être résolument tenus à des extraits de Combray et du Temps retrouvé ?

 

Camille de La Guillonnière et moi désirions écarter le côté mondain, que représentent majoritairement les adaptations théâtrales, cinématographiques ou télévisuelles de la Recherche, comme si elles ne pouvaient pas être métaphysiques, alors que c’est précisément le Proust philosophique qui m’intéresse. Qu’est-ce que le théâtre ? C’est ce qui apparaît de manière invisible dans une certitude commune, partagée entre les acteurs et les spectateurs. Le souvenir est du même ordre. Et l’écriture, pour Proust, aussi. Qu’est-ce que le souvenir sinon un choc entre une réalité dépassée et un fantasme au présent ? Le souvenir exprimé se trouve au milieu, à l’endroit de cette rencontre, de ce choc. Ce n’est pas forcément malhonnête, même s’il faut souvent mener une enquête, que j’adore, pour savoir ce qui nous constitue vraiment, pour départager le réel de l’invention. L’acteur produit un travail similaire. Le chemin qu’il parcourt pour jouer un personnage lui fait atteindre un point de jonction similaire à celui que le souvenir et le présent composent pour devenir récit. Choisir le début et la fin de la Recherche permet d’aller droit à cette percussion entre le passé – l’enfance étant le plus lointain – et la reconnaissance de ses traces dans le présent.

 

L’instant que désigne votre titre serait-il celui de la conjonction entre réalité et fantasme qui crée le souvenir ?

 

C’est d’abord un clin d’œil évident à la longueur de l’œuvre mais aussi à la longueur de l’existence qui se condense tout entière, en un instant, dans la coïncidence inattendue d’où jaillit le souvenir ; coïncidence entre ce qui nous entoure présentement, matériellement, et un détail de notre passé. C’est la madeleine mais c’est un tas d’autres choses : des souliers, des coups sur une cloison pour se parler d’une chambre à l’autre... qui font rejaillir une enfance, un amour, une mort ; qui font naître leur récit et permettent leur deuil. Le rapport de Proust aux objets relève de l’animisme. Il y a de la sorcellerie dans ses façons de faire correspondre un objet à une personne, d’y voir cristallisée une telle part de vie. Lui parle de métempsycose. Depuis les lanternes du début jusqu’aux « paperolles » du Temps retrouvé, les objets sont les contenants sacrés de son existence au monde, des êtres et des liens qui l’ont constitué. Sa question permanente est : qu’est-ce qui est contenu dans quoi ? Dans un objet, un livre, dans une odeur, dans un goût, une couleur, il peut y avoir tant de choses. Et dans un être humain, c’est infini. Cette conception est profondément théâtrale. C’est le principe même de la poésie ; quelque chose devient poétique quand elle fait puissamment écho à un jadis – un état ou un monde absents. Lui tente d’analyser, de comprendre les conditions et la portée de cette résonance. La perversité magnifique de cet homme, c’est la complaisance avec le souvenir et avec la souffrance qu’ils lui procurent.

Quand il parvient à faire le deuil de sa grand-mère, quand sa mort lui apparaît réellement, il souffre infiniment mais c’est cette réalisation qui lui plaît, c’est cet instant qui le rend le plus vivant, c’est cette condensation, même douloureuse, qui est le but de son œuvre, donc de sa vie.

 

Les objets prennent-ils donc une grande part à votre scénographie ?

 

Il n’y en aura pas tant que ça. Nous sommes dans une chambre à plusieurs niveaux. La grande est celle d’Hélène, celle de la malade, qui contient les objets du récit, les restes, les traces. Devant cette chambre, on est dehors, sur les graviers du sentier d’une maison de repos, où on entend le bruit de leurs pas. Et à l’intérieur de cette chambre, il y en a une petite, celle réservée à Camille, qui est le repli de Proust, tapissé de liège pour qu’on n’y entende aucun bruit – suivant la description incroyable de l’endroit confiné où il a vraiment passé ses dernières années à écrire. Proust était aussi un collectionneur compulsif. Tous ses rapports aux choses se traduisent dans notre spectacle par la présence démultipliée d’un objet, que je voulais commun, quotidien : la chaise. Comme si toutes les chaises de la vie de Marcel étaient entassées là. Ce qui m’intéresse quand je veux comprendre un peu plus qui il était, c’est de comprendre un peu sa folie. Je voulais qu’elle soit présente sur scène par une obsession matérielle. Et puis je me dis aussi qu’il pourrait véritablement être dans cet endroit irréel. Il pourrait être dans ce cimetière de chaises à essayer de comprendre qui il était. Le narrateur mène cette enquête dans un moment où il est beaucoup moins conscient. Le souvenir et sa recherche le placent – il le dit lui-même – « en dehors du temps ». C’est d’ailleurs pourquoi l’une de nos lignes est la nuit. L’écriture surgit dans un semi-sommeil, comme la mémoire. C’est à ce moment-là qu’on se sent le plus proche d’une vérité ou d’un souvenir : quand on ne sait pas si on le vit ou si on le rêve. Le théâtre est un lieu d’apparition, comme la chambre, comme la nuit. Les deux récits d’existence qui se rejoignent dans notre spectacle, celui de la comédienne et celui du roman, le font sur le terrain de l’exil, au sens strict de départ forcé d’un pays – en l’occurrence, des pays de l’enfance. Mais ils surgissent aussi du lieu d’exil nécessaire, volontaire que chacun, et les spectateurs avec eux, se ménagent pour écrire, pour se souvenir, pour retrouver et voir surgir en soi cette part perdue.

 

Propos recueillis par Marion Canelas, 2018