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"Il y a beaucoup de Camus dans le personnage de Caligula "

Jonathan Capdevielle
Entretien

Qu’est-ce qui vous a conduit à la pièce de Camus ?

Après avoir adapté des romans et travaillé sur l’autofiction, j’avais envie de me confronter à un type d’écriture purement théâtral. Le choix était vaste et je suis tombé sur Camus un peu par hasard, sur la foi du titre de la pièce, qui a résonné avec une passion que j’ai développée de longue date pour la Rome antique et les empereurs romains. J’avais notamment lu la Vie des douze Césars de Suétone, où le personnage de Caligula m’avait particulièrement frappé. Suétone en parle comme d’un tyran cruel, qui organise des orgies et exécute tous ceux qui lui résistent ou empêchent l’exercice de son pouvoir. Camus, lui, insiste sur sa passion pour l’art et une complexité qui va au-delà de l’aspect cruel du personnage. Il a su en faire non seulement un personnage politique, mais aussi un artiste épris d’absolu au cœur du pouvoir. En imposant une sorte de mise en scène à l’intérieur même de la pièce, Camus en fait un empereur qui expérimente l’art dramatique, la musique et la danse.

 

La pièce évoque l’arbitraire politique mais aussi un goût pour une vérité entière qui n’est pas sans risque. C’est une vision de l’art comme un danger potentiel pour la société ?

Il y a beaucoup de Camus dans le personnage de Caligula. Il veut bouleverser l’économie politique, l’ordre établi. Caligula fait ce qu’il rêve de faire. Le mensonge qui est souvent une affaire d’état, est son ennemi. Lui veut faire vivre le peuple dans la vérité, le libérer, et cela fait exploser le cadre dans lequel on essaie de le contraindre. Comme un artiste, il commente, questionne et il pousse à bout les mécanismes du pouvoir dans le but de le mettre à nu.

 

Camus a écrit plusieurs versions de Caligula. Comment coexistent-elles dans la pièce ?

J’ai fait un montage des deux versions, en respectant l’ordre des scènes. Celle de 1941 a été remaniée en 1958 et teintée d’un discours politique plus net, qui atténue un peu le romantisme initial et il y a aussi pas mal d’humour. Cependant j’aime l’aspect plus spontané de l’écriture de jeunesse, de la première version, où les dialogues sont plus poétiques. En conséquence j’ai dû travailler cet équilibre en tenant compte de la portée philosophique du texte.

 

Il y a un autre élément d’hybridité dans votre mise en scène, dans le sens où vous travaillez à plusieurs humeurs possibles du personnage de Caligula, selon les représentations. Comment organisez-vous ce déploiement de possibles au sein de la pièce ?
Comme c’est un personnage qui décide, d’un coup, d’être complètement imprévisible et libre de ses actes, j’ai souhaité travailler sur cette liberté d’expression et de sentiments avec le comédien Thomas Scimeca, qui sait manier l’humour et l’absurde, nécessaire au jeu du personnage.

En fonction de son humeur ou de son état, sa façon de jouer pourra varier tous les soirs, parfois drastiquement. J’aimerais qu’on soit dans une proposition qui évolue vers l’incontrôlable et qu’on puisse aller loin en termes de jeu et d’éclatement des codes et du cadre. Comme Caligula qui utilise tous les outils possibles pour arriver à ses fins et faire tomber les masques.


Comment créez-vous les conditions d’interprétation du texte ?
D’abord en procédant – en amont du travail au plateau – à une recherche autour de tous les personnages de la pièce, pour lesquels nous nous inspirons de figures qui composent la vie politique française actuelle ou passée et aussi de références cinématographiques. Ensuite, je collabore avec le chorégraphe Guillaume Marie qui développe avec les interprètes un travail sur un état de conscience modifié à partir du tremblement. Dans la pièce, les corps réagissent aux actions de Caligula ; il y a une tension permanente entre lui et le groupe formé par les sénateurs. Je veux traduire cette forme d’impuissance ou de contenance à travers un mouvement lié au tremblement, à différents degrés, comme sur une échelle de Richter. Quant à la scénographie créée par Nadia Lauro, c’est un objet en soi qui agit sur les corps. S’inspirant de l’image d’un bunker dans les Calanques que je lui ai proposée, elle a imaginé un dispositif qui intensifie la violence du dialogue entre la roche brute et son devenir architecture ou ruine. C’est le rapport de forces entre différentes énergies (solaire, tectonique et architecturale) qui frappe dans ce paysage.


Chaque interprète est-il assigné à un personnage ?
L’ensemble des sénateurs est interprété en grande partie par deux interprètes dont Adrien Barazonne. Le reste de la distribution est fidèle à celle proposée par Camus : Caesonia, la vieille amante nostalgique de Caligula, est interprétée par Michèle Gurtner ; Hélicon esclave affranchi et complice de Caligula , est joué par Jonathan Drillet ; Cherea, est interprété par Marlène Saldana, avec une éloquence qu’elle emprunte à Rachida Dati, Dimitri Doré incarnera le jeune poète qui entretient une relation amour /haine avec Caligula. L’idée est de déplacer le texte de Camus. Ce qui m’intéresse, c’est de voir les interprètes se réapproprier cette écriture forte mais peut-être un peu datée, en poussant leur interprétation vers les extrêmes et qu’elle révèle aussi leur personnalité. Pour cela, le contexte, le lieu est essentiel et cette calanque où s’est repliée cette assemblée en vacances avant le retour de l’empereur, va déjà ajouter à l’interprétation du texte. Ce qui m’importe également, c’est d’accompagner ce texte-là d’un travail sur l’improvisation et à partir d’une musique originale, crée avec Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt qui sont aussi interprètes. L’ensemble de l’œuvre de Camus est porté de manière organique, notamment avec les voix parfois chantées des comédiennes et comédiens qui seront très sollicitées.

Vous travaillez à nouveau sur le principe de dissociation corps/voix. Qu’est-ce que cela vous permet ?
Cela enrichit les différents discours proposés par le texte, en multipliant les couches de lecture. Il y a un travail sur le son et le hors-champ, sur ce qu’on entend et ce qu’on ne voit pas. Cela donne la possibilité de faire disparaître plus facilement les corps au profit des voix, de créer des scènes cachées. Comme dans un panoramique où le micro peut isoler des répliques du texte, plus ténues ou petites. Ce travail d’épaississement du réel est très organisé : Les interprètes sont sonorisés et tout ce travail de chevauchement des textes du son est rendu possible par le système de spatialisation des sources sonores, conçu et orchestré par Vanessa Court qui collabore sur mes différentes pièces.


L’écriture de la pièce se déploie via le texte, les interprètes, le décor, le son et la musique mais aussi par les costumes. De quelle façon ?

Le costume est important pour se situer et avec Colombe Lauriot Prévot nous cherchons à aller vers différentes esthétiques impulsées par Caligula, en particulier, celle de la riviera italienne. Nous sommes dans un climat méditerranéen, où l’érotisme des corps est présent. Caligula lui-même est un personnage érotique, porteur d’une ambiguïté qui finit par contaminer certains, qui se laissent aller à son jeu. Le Caligula de Camus est un empereur tyrannique travaillé par des sentiments complexes et ambivalents. Il est tiraillé entre une liberté sans frontière et l’exercice d’un pouvoir sans limite. Pour moi, c’est un personnage radical qui fait le choix de la solitude. Il est à la fois le tyran désabusé et le poète, qui face à la douleur humaine décide de se désolidariser du monde, en choisissant de mettre en scène sa mise mort et de rester comme il le dit « encore vivant. »

 

 

Entretien réalisé pour la création au Festival d’Automne

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