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Au commencement était l'art de conter

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Le regard prolonge le paysage et la parole suit. L’Aînée donne le ton. «Tenues l’une à l’autre », cinq femmes dans une maison à la campagne disent, racontent leur histoire. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne est avant tout cela : un récit intime, «une sorte de poème » où chaque personnage dit sa vérité.

 

Elles, les cinq femmes, attendent le retour du fils, du jeune frère chassé par le père « dans sa colère, sa violente colère, l’une de ces colères terribles à faire trembler les murs ». Il a quitté la maison pour ne plus y revenir. Et pourtant elles l’attendent, l’ont toujours attendu. Il rentre enfin, un soir de printemps ou d’été. L’Aînée est sur le seuil de la porte, elle attend le jeune frère, la pluie, l’apaisement. Et voilà qu’elle le voit arriver. Qu’il arrive enfin, qu’il serait enfin arrivé, rentré à la maison après toutes ces années de silence, tel Ulysse, le roi d’Ithaque, le roi errant. A présent, il est- il serait peut-être - dans sa chambre. Elles, les cinq femmes, cinq Pénélopes en deuil de leurs propres vies, veilleuses d’un temps tragique et loin­tain, surveillent celui qui est rentré malade, mourant ou simplement épuisé, et attendront encore. Entre cris et chuchotements, elles nous raconteront, se raconte­ront, leur histoire et «l’absence de cette histoire »

 

  • - une histoire « qui en passe par son absence », dirait Marguerite Duras -, la vie quotidienne, ce qu’elle fut, ce qu’elle deviendra, ce qu’elle pourrait devenir aussi. À présent, elles passeront leur temps, le reste de leur temps « à se dévorer les souvenirs, à se voler l’amour disparu, à se refaire l’histoire, se rejouer le Monde
  • - tout à la fois.

Elles n’ont pas de nom. Elles marchent à pas lents. Leurs gestes viennent d’ailleurs, ils remon­tent à la nuit des temps féminins : se relayer, laver, ranger la chambre, guetter les bruits, surveiller le moindre mouvement, écouter à la porte, prendre soin, attendre qu’il s’éveille, être là, tendues, le corps en avant, attendre, surveiller la vie et la mort... Elles n’ont pas d’âge. Nous pouvons leur donner un âge approximatif : la Plus Vieille, la Mère, l’Aînée, la Seconde, la Plus Jeune. Elles auraient pu s’appeler Kilissa, comme la nourrice d’Oreste qui par amour, par dévouement, est aussi sa mère dans la tragédie, Clytemnestre, la mère, et ses filles Électre, Chrysothémis et Iphigénie ; mais aussi Anfissa, l’autre nourrice, celle des Trois Sœurs, Olga, Macha, Irina et encore Natalia ; ou Poncia, Bernarda, Angustias, Martirio et Adela, comme les femmes du drame lorquien La Maison de Bernarda Alba ; Première, Deuxième, Troisième, comme les veilleuses du drame statique Le Marin de Pessoa ; Solange et Claire, les bonnes de la tragédie cérémonielle de Genet ; Suzanne et Louise, les deux sœurs du « roman-photo » d’Hervé Guibert ; Anna, Agnès, Karin et Maria, les femmes du huis clos familial de Bergman... Une femme, toutes les femmes, comme « Un Garçon, tous les garçons » dans Le Pays lointain.

 

De toute évidence, dans J’étais dans ma maison..., Jean-Luc Lagarce prend le parti des femmes. Malgré leur anonymat - condition de l’homme tragique contemporain -, ces personnages féminins « exis­tent » : « mon corps ne m’abandonnera pas », annonce la Seconde, tout en réclamant la vie, l’existence concrète de ce corps pourtant meurtri par la tristesse. Ces femmes traversent non seulement toute son œuvre mais aussi l’histoire du théâtre et l’histoire de la littérature. Par ailleurs, la famille anonyme, qui dans le théâtre moderne et contemporain a remplacé les maisons légendaires, les grandes familles tragiques, les Atrides, les Labdacides, les Lancastre ou les York, n’est pas pour autant moins complexe, moins sombre, voire moins en désordre.

 

Les trois pièces de Jean-Luc Lagarce qui consti­tuent ce que nous pourrions peut-être appeler «la trilogie du retour» - Juste la fin du monde (1990), J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (1994) et Le Pays lointain (1995) -, dont le canevas serait Retour à la citadelle (1984), offrent un cadre suffisamment vaste pour que devienne percep­tible, à travers les différents personnages, l’inéluctable présence de ce désordre originel qui rend parfois la maison invivable. La loi du secret à l’œuvre dans la famille lagarcienne, et par conséquent l’échec auquel est vouée toute tentative de partage (de l’amour, de la mort, de la tendresse, du désarroi...) ne seraient pas sans rapport avec le désir de voiler, peut-être même de surmonter la déchéance provoquée par le désordre. Les trois titres évoquent l’étendue de cette loi ancestrale : la maison, le pays, le monde. À l’évidence, où qu’il aille, le fils sera sous l’emprise du secret - comme Œdipe, comme Hamlet. Après le « mal de dire » dans Juste la fin du monde, il ne lui reste que le silence absolu, voire l’existence fantomatique devant celles qui l’ont toujours attendu, qui ont « toujours tellement imaginé sa vie», son «beau et long voyage [...] à travers le Monde », que toute parole désenchantée leur semblerait inconcevable. Mais si les hommes portent voire sont portés par le secret, les femmes le gardent, elles en sont les gardiennes, les dépositaires, comme Jocaste, comme Lady Macbeth, comme Œnone. « Garder le secret, c’est évidemment le dire comme non-secret, en cela qu’il n’est pas dicible », affirme Maurice Blanchot. La «maison» est donc l’espace intime du secret devenu non-secret. Aussi faudra-t-il non seulement le raconter, mais surtout le réinventer. Autrement dit, se disputer le retour du jeune frère, (relouer son départ, affronter enfin le désordre et son pouvoir ultime - le silence :

 

On ne disait rien à son père, on ne parlait pas et son père encore jamais ne nous disait un mot de ça, son départ [...]

On ne demandait rien, on attendait ce garçon,

on se relayait sur le pas de la porte à regarder la

route [..J.

Nous n’en parlions pas, on restait là à espérer, c’est le mot [..J, rien d’autre.

p. 61-62

 

Or, c’est ce désordre qui se dessine en filigrane dans la cellule familiale lagarcienne, où la parole déborde et fait déborder l’irruption du féminin, que Jean-Luc Lagarce a voulu mettre en œuvre, et ce depuis ses toutes premières pièces. Entre 1977 et 1978, Jean-Luc Lagarce prépare deux projets pour la Roulotte - sa compagnie officiellement créée le 24 mars 1977 - inspirés des grands textes antiques : Clytemnestre, un montage de textes à partir d’Homère, Euripide, Eschyle et Sophocle, distribué entre deux personnages-narrateurs, «Elle» et «Lui», et Elles disent..., une adaptation de l’Odyssée d’Homère. Si, comme l’explique Jean-Pierre Thibaudat, dans le premier, Jean-Luc Lagarce écrit avec les mots des autres - il jongle avec les textes de différents auteurs, les réunit, leur donne une forme sans vrai­ment se soucier de leur origine, sans intervenir dans leur structure, « il n’écrit, pas il compose» -, dans le second, il en est tout autrement. Les vingt-quatre chants d’Homère deviennent chez Lagarce dix-sept scènes qui se libèrent du texte originel pour devenir geste original et écriture personnelle. Un chœur de personnages féminins - Calypso, Circé, Nausicaa et Pénélope, la mère - attend le retour d’un homme, Ulysse, après une longue absence. Télémaque, le fils, est présent. Force est de constater que dans Elles disent... nous retrouvons les thèmes majeurs de l’œuvre lagarcienne - le départ, l’attente, le retour -, comme l’attestent ces répliques de Pénélope adressées à son fils Télémaque dans ce discours prémonitoire d’une histoire à venir :

Dire que tu vas partir, que tu t’en vas, que tu es parti. [...] Est-ce que tu sais que j’ai peur ?... Est-ce que tu sais que toi aussi ?... Que je le sais ?

[•••]

Ne le promets pas. Ne promets de revenir vite, très vite [...]. Ne dis rien. Ne me demande surtout pas d’at­tendre, de regarder souvent sur la mer de l’autre côté des terrasses.

Elles, les cinq femmes de J’étais dans ma maison..., ne regarderont pas la mer, cette mer grecque, mythique et lointaine, mais elles regardent «le ciel», «la campagne qui descend doucement et s’éloigne», «la route qui disparaît au détour du bois». Elles n’entendront pas «le vent qui fait le moins de bruit possible contre les palais » mais, dans leur maison, elles attendent «que la pluie vienne». Elles ne verront pas non plus arriver « les navires qui ramènent les héros, les vainqueurs », cependant le fils, le jeune frère rentre à la maison, « revenu de ses guerres » : une voiture le dépose, il est seul, « épuisé », peut-être malade, mourant. Nulle aventure à raconter, nulle victoire, nulle défaite non plus. Elles auraient voulu l’accueillir en héros, qu’il soit à la fois Ulysse, l’homme du retour chez soi, de la longue vie avec les siens, et Achille, l’homme de la mort glorieuse, de la gloire impérissable, qu’il leur fasse le récit de son voyage, leur livre ses guerres, ses batailles - « et vain­queur, quoi d’autre ? » Mais le temps des héros tragi­ques est révolu. Peut-être lui reste-t-il quelque chose d’Oreste, le fils, le frère exilé qui revient non pas pour venger son père ou pour assassiner sa mère mais plutôt pour se laisser mourir. Le crime - si crime il y a eu - n’est plus le but de l’action, du retour. Du reste, la dispute, le combat entre le père et le fils, l’absence de nouvelles, le mépris, le rejet, « n’avoir que faire de la vie de ceux qui vous aiment », tous ces crimes-là, ils ont beau émerger du passé, c’est vers l’avenir que les cinq femmes regardent. L’emploi systématique de ce que nous appellerons, avec Tzvetan Todorov, le futur prophétique, «emploi tout particulier du futur que connaît Y Odyssée », en est la preuve :

 

L’une fera un enfant,

toi, tu feras un enfant, tu finiras par ramener un enfant,

tu ris, on en reparle,

tu feras un enfant, mon jeune neveu f...]

p.79

 

Les voilà enfin capables de sortir du silence, de créer un espace de rassemblement où la parole sera libérée. Plus encore que Phèdre et Œnone, les deux seuls personnages de l’adaptation de Phèdre de Racine par Jean-Luc Lagarce, les cinq femmes de J'étais dans ma maison..., délivrées des royaumes, éloignées des dieux et du destin, « revivent à l’infini leur propre tragédie, définitivement solitaires, solidaires...» Aussi « le reste », comme le dirait l’auteur, le monde qui les entoure, le père, le fils, peut-être n’existent-ils que dans leur imagination. «Vous inventez un peu plus chaque fois», fait remarquer la Plus Vieille. Désormais, la parole est leur ressort - et leur champ de bataille.

 

La famille, l’amour, la guerre : «toujours la MÊME HISTOIRE »

 

Lorsque Jean-Luc Lagarce écrit en 1982 son adap­tation de Phèdre, il lit Hippolyte d’Euripide - il ne cessera d’ailleurs jamais de revenir aux textes fonda­teurs - et surtout il relit Sur Racine de Roland Barthes. Ces deux auteurs auraient joué un rôle décisif dans la pensée poétique et dramaturgique lagarcienne. Chez Euripide, Jean-Luc Lagarce aurait entrevu les premiers signes de la disparition du héros tragique. Il le signa­lera discrètement dans le chapitre consacré au théâtre grec de son essai Théâtre et Pouvoir en Occident : « (Avec Euripide, disparaît le héros et c’est le simple humain, dans son individualité, sous l’influence de Socrate, qui prend sa place.) » De toute évidence, ce qui l’intéresse, c’est le « héros » ordinaire, l’homme banal qui mène son combat quotidien contre ses malheurs, ses souffrances, tout en sachant qu’il perdra souvent ses batailles. Autrement dit, ce n’est pas Clytemnestre la reine de Mycènes, qui lui tient à cœur mais plutôt, comme il l’annonce dans son adaptation de V Odyssée, « Mme Clytemnestre, ses enfants, ses maris, ses passions et ses larmes (la nuit)».

De la définition du héros tragique proposée par Roland Barthes, Jean-Luc Lagarce retiendra, nous semble-t-il, deux principes fondamentaux, tout en empruntant une autre voie, un autre regard : « il est l’enfermé, celui qui ne peut sortir sans mourir ». Dans Juste la fin du monde, Louis quittera la maison familiale en silence, (r)enfermé sur lui-même, au seuil de la mort ; dans J'étais dans ma maison... le fils, le jeune frère revient à la maison où, en silence, il s’enfermera dans sa chambre pour (finir de) mourir. À la différence du héros des tragédies de Racine, le personnage tragique lagarcien, s’il n’est pas déjà mort, il porte la mort en lui. L’enfermement n’est rien d’autre que ce temps de la peine et du silence, de l’attente. Attendre, nous disent les cinq femmes, c’est perdre sa vie. Télémaque le précisait déjà à Ulysse, avant même la reconnaissance : « Il faudrait qu’il me raconte ces vingt années de vie perdue. »

Il ne manque certes pas de raisons pour estimer que dans J’étais dans ma maison... le motif de «la perte » est l’une des clés de voûte du discours des cinq femmes. Et pourtant, le regret de « toutes ces années perdues » ne les empêchera pas de reprendre leur vie en main, «les tâches quotidiennes, / rien de plus, ces choses-là qui viennent après la mort». Conter, se raconter leur histoire en est le premier pas. En réalité, l’enjeu est de taille : pour les cinq femmes, il ne s’agit rien de moins que de faire vivre cette espé­rance inavouable et néanmoins profondément humaine - renaître secrètement de ses cendres et toujours rêver d’une autre vie :

plus tard encore

-à l’âge que j’ai­

de nombreuses années plus tard,

si le désir devait soudainement me reprendre, si la volonté de l’amour, la volonté d’aimer et d’être aimée me traversait, le désir que quelqu’un vienne à son tour, enfin, et m’emporte

- je l'aurai bien mérité, non, tu ne crois pas ? -

p.80

 

L’importance de la lecture du texte barthésien dans l’écriture de J’étais dans ma maison... ne se réduit pas à la construction des personnages. Elle serait la matrice même de la géographie de la pièce. Revenons d’abord à Euripide et en particulier à Electre (que Jean-Luc Lagarce lit en 1978, lorsqu’il travaille sur l’Odyssee). Lagarce avait vu juste : Euripide met en œuvre un véritable renouvellement non seulement des personnages, mais aussi de l’espace de la tragédie : le choix du laboureur auquel Égisthe avait marié Électre lui permet de situer l’action dans une maison à la campagne, et non pas dans le palais des Atrides : «Aux confins de l’Argolide, devant la maison d’un pauvre fermier. Il fait encore nuit. » À l’évidence, cela n’est pas sans nous rappeler le début de la pièce de Jean-Luc Lagarce. Et pourtant, c’est bien l’espace racinien tel que le définit Roland Barthes - les trois lieux tragi­ques - que Jean-Luc Lagarce reproduit dans J’étais dans ma maison... : tout d’abord la Chambre, ce « lieu invisible », « lieu du silence », précise Barthes, parfois remplacé par l’exil du roi - du fils - dont on ne sait jamais s’il est vivant ou mort. Le deuxième espace tragique racinien serait l’Anti-chambre. Elle est « la scène proprement dite », et donc « l’espace du langage » où l’on passe « du secret à l’effusion » - où le secret est dit comme non-secret ; enfin, l’Extérieur, espace ample, assigné aux personnages non tragiques - il est dans J'étais dans ma maison... l’espace des autres, des gens.

 

La chambre, l’anti-chambre et l’extérieur d’une maison à la campagne, voilà que Jean-Luc Lagarce réunit deux topographies tragiques et lointaines dans un seul et même texte.

 

Si nous pouvons considérer que, comme chez Racine, l’anti-chambre est l’espace de la scène et du langage, dans le jeu de la remémoration / antici­pation optative voire injonctive, où sont à l’œuvre le souhait et l’espoir, la chambre et l’extérieur deviennent l’espace où le temps s’étire et se suspend. La mémoire et l’imagination se déploient. Les cinq femmes peuvent alors disposer les différents éléments de leur récit, de leur histoire, circuler entre les diffé­rentes temporalités et toujours revenir à cet espace- temps central et concret qui est celui de la scène au présent : «Nous ne trouvons pas le sommeil», dit l’Aînée, « nous restons dans notre pièce, la chambre où nous vivons, cet endroit-ci [...]. On attend, on reste là. » Dans cet espace on ne peut plus banal, l’attente incite les cinq femmes à se remémorer leur passé, au ressassement. Et pourtant, elles précisent, elles insis­tent, elles reprennent les détails d’une vie ordinaire, de toute une vie, inlassablement. Elles avancent. La chambre et l’extérieur ouvrent le jeu des possibles.

 

Or, c’est dans cet espace emprunté à la tragédie que Jean-Luc Lagarce fait souvent résonner les puissants refrains des textes anciens, tout en écri­vant un drame moderne. Ainsi, à l’instar d’Oreste qui reconnaît sa sœur, Electre, dans le prologue des Choéphores d’Eschyle («et c’est sûrement Electre que je vois s’avancer »), l’Aînée reconnaît le jeune frère au tout début de la pièce : « Je le regarde venir vers moi [...] / j’étais certaine que c’était lui». De même, le récit du départ du jeune frère, de la dispute entre le père et le fils, n’est-il pas sans nous rappeler la colère de Thésée et l’exil d’Hippolyte ; et lorsque nous entendons la Mère, celle qui ne pleure jamais, souvent distante et froide dans ses reproches, dire à la Seconde : «on t’imagine cavaler dans l’escalier [...], tu jures comme un boucher», c’est Clytemnestre que nous écoutons : « Te voilà encore à courir, je crois ! [... Égisthe] t’empêchait, lui, chaque fois, d’aller dehors faire la honte des tiens ». Ou encore la Seconde, qui se souvient d’avoir imaginé que la mort du jeune frère l’emporterait avec lui, ne nous renvoie-t-elle pas à Antigone ?...

 

Bien que Jean-Luc Lagarce n’ait pas écrit une tragédie, quelquefois, tout de même assez souvent, ses personnages - ceux qui chantent leurs chansons, dansent leurs danses un peu lentes, racontent leurs histoires, reprennent celles qu’ils ont toujours enten­dues (la famille, l’amour, la guerre) - organisent leurs cérémonies et ils jouent, ils jouent à la tragédie.

 

La cérémonie : « jouer à »

 

« Cela s’appelle J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne. Si j’arrive à écrire ce que je promets là » Dans sa préface à Juste la fin du monde, Jean-Pierre Sarrazac évoque ces titres qui portent un secret, le secret de l’œuvre elle-même. Chez Jean-Luc Lagarce, chaque titre est porteur non seule­ment d’un secret, mais il dévoile une promesse. Dans J'étais dans ma maison..,1a lecture nous confirmera que tout est déjà dans le titre. Toute la pièce. L’attente, la répétition, le rituel, le temps, le tissu annulaire du temps sans cesse repris, raconté, le désir et le manque de désir, le retour, la maison, la famille en héritage, le tragique intime, quotidien, le seuil, la lisière, le cri et le silence, le deuil, les femmes.

 

Dans cette cérémonie du temps qui passe - « lente pavane des femmes autour du lit d’un jeune homme endormi » - il s’agit, dans un premier temps, de restaurer l’ordre que le départ du fils, du jeune frère, avait ravagé. Elles sont cinq, cinq veilleuses, là, debout, le temps d’une nuit de printemps ou d’été. Comme dans un conte, elles imaginent, elles jouent, elles disent... le retour de celui pour qui elles avaient tant attendu et perdu leur vie : « A nouveau, il est dans sa chambre », « il dort comme il dormait lorsqu’il était enfant» et lorsqu’il se réveillera, il (re)commencera « à diriger aussitôt la maison, [...] à la faire tourner autour de lui, car toujours elle tourna autour de lui ». Il faudra attendre encore, attendre qu’il s’éveille, le prince au bois dormant, et l’ordre sera rétabli. Dans un second temps, les cinq femmes essayent de nouer les fils du passé et de l’avenir en vue d’une forme de célébration qui refuse le pur ressouvenir et reprend, rejoue en permanence le désir en attente sous une forme nouvelle - une re-création en avant - qui leur permettra d’exorciser le deuil à l’œuvre, en se racontant ce qu’elles ont été. Cependant, comme le dit l’une des trois veilleuses dans Le Marin de Pessoa, parler du passé « c’est beau et c’est toujours faux », et puisque « c’est inutile et cela fait tant de peine », il faudra aussi inventer un passé qu’elles n’auraient pas eu, improviser des vies potentielles et sans cesse se confronter à soi-même, à sa propre histoire. Autrement dit, raconter le retour du jeune frère mais aussi jouer la reconnaissance (anagnorisis) ; le voir arriver avec son sac de marin, son sac de militaire « où jamais les vête­ments ne doivent se ranger correctement » et écouter le récit du « beau guerrier », annoncer sa gloire (kleos) ; dire la colère, les cris du père et du fils et dévoiler le crime, la transgression des limites (hybris) ; narrer la vie ordinaire et « songer à des choses nobles » ; vivre la grande aventure du quotidien et vouloir la tragédie - leur version des choses, leur vérité.

 

Le retour serait donc le motif - et le leitmotiv - de cette cérémonie du temps qui passe où jouer « à “avant” » ne suffit plus, et le jeune frère le « maître de jeu » absent dont la présence fantomatique surplombe néanmoins toute la pièce. La maison devient ainsi l’« espace de jeu », c’est-à-dire un espace de théâtralité où le drame émerge, et où les cinq femmes joueront, une fois de plus, leur vie en la racontant, en l’imagi­nant. Ce n’est pas par hasard que le verbe « imaginer » revient souvent dans le discours des personnages, et ce depuis le début de la pièce : «j’imagine cela », « nous avons toujours tellement imaginé sa vie », « est-ce que j’imagine?», «on imagine et on s’arrange avec ce qu’on imagine, mais ce n’est pas vrai ». Le jeu est une interruption temporaire - un intermède - dans la vie courante, où différentes temporalités jouent de concert. Il présuppose une dynamique sérielle, des répétitions voire des variations alternées qui permettent la mise en place d’un temps cérémoniel circulaire. En outre, la rétrospection installe un temps dilaté - celui de l’attente - tout comme l’optation instaurée par la reconstruction fictive de l’histoire - «leur légende patiemment construite » qu’elles joueront pour elles- mêmes - crée une nouvelle configuration temporelle, fracturée, fractalisée, un temps en suspens :

 

- elle ne survécut pas à son frère, elle l’aimait tant qu’elle mourut avec lui, de détresse, comme ça, la mâchoire qui se décroche -

mais je ne crois pas cela, c’est un mensonge, j’ai beau le regretter, c’est un mensonge.

Je ne sais pas même, cela encore c’est un mensonge, je ne sais pas même si je le regrette sincèrement, si je le regretterai sincèrement.

Toujours, elle a raison, celle-là, ce qu’elle dit toujours : nos arrangements.

p.72

 

Du reste, bien que «la grande action» ait été éliminée, nous sommes loin de ce « tragique de la vie immobile» inauguré par Maeterlinck, tragique qui attendrait la fin des aventures, des douleurs et des passions pour que la grande inquiétude fasse enfin son entrée. A l’évidence, dans J'étais dans ma maison... le statisme des personnages lagarciens n’est qu’appa­rent, extérieur, et leur attente faussement passive. « Le sentiment qui se déclare, la compréhension de soi - ne sont-ils pas des actions ? » se demandait Nietzsche.

 

A l’instar des personnages tchekhoviens, les cinq femmes sont animées par des mouvements infimes et cependant profonds, intimes et intériorisés, par une « “action” toute relative qui [...] cesse comme elle a commencé, sans que vraiment grand-chose d’excep­tionnel ait pu arriver », et que nous appellerons, avec Jean-Pierre Sarrazac, une action réflexive. Or, c’est cette même réflexivité, ce mécanisme par lequel le sujet se prend pour objet d’analyse, qui caractériserait l’homme tragique moderne. Par son isolement et sa réflexion, celui-ci serait à même de transformer la «peine» en douleur consciente. Une subjectivité réflexive serait donc à l’origine d’un nouveau type de conflit dramatique, le conflit intrasubjectif, qui donne­rait à voir non plus l’homme souffrant mais l’homme angoissé qui intériorise la douleur et remplace la faute manifeste par le secret opaque. Pe qu’évoquent les deux litanies sans cesse répétées dans J’étais dans ma maison... : celle de Y attente et celle de la perte.

 

C’est donc ce tragique moderne, indépendant du modèle désormais obsolète de la tragédie aristoté­licienne, que Jean-Luc Lagarce met en œuvre dans ce « sourd ballet des filles » qui jouent à « la belle famille tragique ». En échange, elles n’auront que la banalité du sommeil, de la démission, du naufrage, toutes ces variations poétiques et toutefois concrètes de la mort prochaine d’un garçon épuisé qui rentre à la maison, et que nous pourrions peut-être résumer ainsi : être triste et toujours se disputer la tristesse, « rien de plus ».

 

La fable disparaît au profit d’une parole qui déploie la théâtralité à l’œuvre dans le récit ritualisé de toute une vie. L’espace dialogique s’élargit sur la base d’un dialogue de dialogues intérieurs : je te parle - l’autre parle en moi - tu me réponds - l’autre parle en toi. Comme dans la tragédie, la parole permet de conjurer la mort. Aussi bien, dans J’étais dans ma maison..., elle est la seule possibilité d’accueillir l’autre et son monde en soi. Le dialogue intérieur se poursuit au-delà de toute brisure, de toute interruption afin de dépasser la peine, d’intérioriser la douleur : «qu’il revienne à nous, qu’il ouvre les yeux et nous parle et fasse le récit de son voyage, ce dut être un voyage, / nous avons toujours tellement imaginé sa vie ainsi ». Le retour du fils, du jeune frère, aussi inventé, imaginé, crée par la parole soit-il, leur est nécessaire. Le moment est venu de non seulement le porter en elles, mais aussi de se laisser par lui porter, de transformer la peine de toutes ces années perdues, la culpabilité à l’œuvre, en véritable douleur tragique, c’est-à-dire consciente et in fine - « on voudrait cela » - révélatrice : « Tragique de la révélation, toujours promise et toujours différée, du sens caché de l’existence. Et pourtant, dans cette cérémonie du temps qui passe, le jeu n’est pas uniquement tragique, il est aussi ludique. Cela n’est pas sans nous rappeler d’autres cérémonies célèbres de l’histoire du théâtre, en parti­culier celle des Bonnes de Jean Genet, « authentique poète», affirme Jean-Luc Lagarce, qui «utilise [...] tous les artifices et toute la richesse que peut produire le théâtre ». Dans sa robe rouge, la Seconde revisite le bal, tous les bals, elle voudrait se changer - « tu n’as pas eu le temps de te changer, ma pauvre », lui dit la Mère, «Doit être salement enfouie, enfouie et chif­fonnée, la robe rouge d’apparat, si vulgaire, on t’ima­gine» -, être l’élue, toutes les élues, «jouer à... », on imagine : Anna Karénine, la princesse de Clèves, mais aussi le bal de S. Thala et Anne-Marie Stretter, « la femme en robe rouge de la Valse de la nuit », ou la robe rouge de Madeleine avec laquelle elle a joué des tragédies, des comédies... Adela, qui n’hésite pas à passer « la robe verte », elle lui faisait tellement envie... Cendrillon et les vilaines demi-sœurs, pour­quoi pas ? La Plus Jeune ne lui propose-t-elle pas de la faire danser « comme deux pauvres filles laides » et de continuer de jouer ?... Comme Claire dans la robe rouge de Madame, c’est avec aisance que la Seconde se laisse prendre par le jeu :

 

Dans ma robe rouge, je suis la première qu’il voit, la seule qu’il voit et reconnaît aussitôt

p.46

 

on danse,

danse que je n’ai pas apprise et que je danse parfaitement, nous faisons le vide. C’est un couple superbe.

p.48

 

Aujourd’hui, le frère est là, il est un beau guerrier - que pourriez-vous comprendre ? - le frère est là et me fait danser, c’est exactement comme dans mon histoire.

p.48

 

Force est de constater que le jeu permet à chaque personnage de dire sa vérité. Le motif, que l’on associe à Pirandello mais qui a souvent été utilisé par de nombreux auteurs, est d’ailleurs cité par Jean-Luc Lagarce dans son Journal à propos de J’étais dans ma maison... : il faut «obliger» chaque personnage à dire non seulement sa vérité mais aussi à «parler longuement», à «“dire” tout ce qu’il éprouve ». On comprend alors que la cérémonie est avant tout l’espace de l’affirmation d’une vérité personnelle, toujours fragile voire douteuse, où se noue - se joue - le fil de la continuité et du changement. ÏJ attente prépare la cérémonie. Elle est non seulement le temps de la « peine », mais surtout celui d’un espoir secret, intime, inavouable - l’espoir, comme le dit Jean-Luc Lagarce, «qu’un événement arrive». Or, si «les manifestations de cette espérance et de cette volonté sont toutes intériorisées », il revient au théâtre de les révéler, de les donner à voir : « Le théâtre », affirme encore Lagarce, donne l’image d’une attente d’un mouvement qui rompra le statisme des vies : la mise en scène et le jeu des comédiens doivent de fait rendre compte de cette thématique. »

 

Elles sont cinq dans une maison à la campagne. Elles attendent. La banalité de la vie ne les empêchera pas de jouer la tragédie - de jouer à la tragédie.

 

Alexandra Moreira Da Silva